À une époque où l’information s’écoule à un rythme effréné, où chaque parcelle de savoir semble cruciale, la capacité de consommer des textes à la vitesse de la lumière est devenue un Graal. La lecture rapide, avec ses promesses séduisantes d’absorption rapide et efficace des informations, se présente fièrement comme l’outil indispensable pour naviguer dans cet océan infini de connaissances. Toutefois, lorsque l’on gratte un peu la surface dorée de ces affirmations audacieuses, la réalité qui se dévoile n'est pas aussi brillante qu'elle le paraît à première vue.
FAUSSE PROMESSE NUMÉRO 1 : le pouvoir caché de la vision parafovéale et périphérique.
Dans la nébuleuse de promesses entourant la lecture rapide, une affirmation persistante et séduisante se détache : celle de pouvoir engloutir des mots, des phrases, voire des paragraphes entiers en un seul regard fugace, assimilant instantanément leur substance et leur signification. Cette proposition attrayante se heurte toutefois à un obstacle inébranlable et impitoyable: les limitations de notre propre anatomie visuelle.
Penchons-nous sur la fovea, cette petite dépression située au centre de la rétine qui joue un rôle prépondérant dans notre capacité à percevoir les détails avec acuité. Cette zone minuscule, malgré son importance cruciale, ne couvre qu’un champ visuel très réduit — pas plus large que la largeur de votre pouce à bout de bras. En d'autres termes, elle ne permet de lire distinctement que sept lettres à la fois, pas plus. Cela pose un défi incontournable à l'idée de la lecture globale, telle que prônée par certains gourous de la lecture rapide.
Ces derniers nous exhortent à élargir notre vision, à embrasser des groupes de mots ou des phrases entières dans un seul acte de perception visuelle. Mais face à la réalité intransigeante de notre biologie, une telle pratique se révèle scientifiquement impossible.
Il apparaît dès lors que les aspirations de la "lecture globale élargie", tout en étant captivantes, sont fondamentalement en décalage avec les paramètres non négociables de notre physiologie visuelle. Et, à ce jeu de confrontation entre la promesse et la réalité anatomique, c'est invariablement cette dernière qui l'emporte.
Et la vision périphérique alors ?
La vision périphérique, cette capacité subtile mais puissante à capter les mouvements et les formes en dehors de notre champ visuel direct, tient une place particulière dans les fausses promesses entourant la lecture rapide. Pourtant, bien qu’elle joue un rôle indéniable dans la création d'une expérience de lecture fluide, son apport dans le déchiffrement rapide et précis des mots et des phrases est, au mieux, limité.
Les défenseurs de la lecture rapide mettent en avant la vision périphérique comme une sorte de superpuissance latente, prête à être débloquée pour absorber l'information à des vitesses vertigineuses. Mais qu’en est-il exactement?
Les études scientifiques dépeignent une image beaucoup moins romantique, mais infiniment plus précise. En examinant attentivement la manière dont la reconnaissance des lettres et des mots fluctue en fonction de la position dans notre champ visuel, ces études révèlent une dégradation significative de notre capacité à identifier des caractères dès qu'ils s'éloignent de la zone fovéale. Cette perte de clarté et de précision est loin d'être négligeable. En fait, elle s'avère si prononcée que compter sur la vision périphérique pour une lecture rapide efficace relève de la chimère.
Ce décalage entre les attentes et la réalité, entre les promesses séduisantes et les limites inévitables de notre biologie visuelle, constitue une faille importante dans la logique des méthodes de lecture rapide telle qu'elle nous est vendue. Il est donc crucial de reconnaître la vision périphérique pour ce qu'elle est réellement: un outil complémentaire, et non un mécanisme miraculeux de consommation rapide de texte.
FAUSSE PROMESSE NUMÉRO 2 : les saccades oculaires et les régressions sont inutiles et ralentissent la lecture.
Lors de l’acte de lecture, nos yeux effectuent une série de mouvements rapides et discrets, appelés "saccades", ces mouvements permettent à la fameuse fovea de se déplacer de mot en mot ou de revenir en arrière pour clarifier ou réinterpréter des segments mal compris. Durant ces brefs instants de saccades, aucune information visuelle significative n’est captée. En ce sens, des promoteurs de la lecture rapide considèrent ces moments comme du "temps perdu" dans le processus de lecture.
Cependant, l'affirmation selon laquelle les saccades sont des moments superflus de la lecture est remise en question par des experts dans le domaine. Supprimer les saccades pourrait sembler bénéfique en théorie, mais en réalité, ce n’est pas nécessairement le cas. Les technologies comme RSVP (Rapid Serial Visual Presentation), couramment utilisées dans le monde de la lecture rapide et qui consiste à faire apparaitre très rapidement chacun des mot au centre de la vision fovéale, comme un sous-titre rapide d'un seul mot à la fois, sont conçues pour éliminer le besoin de saccades et de mouvements de retour en arrière.
Cependant, l’utilisation de ces technologies présente un ensemble de défis et de problèmes. Premièrement, elles réduisent la capacité du lecteur à utiliser son empan visuel pour identifier et traiter les informations. En effet, certains mots sont intrinsèquement plus significatifs que d'autres dans la construction de phrases et de significations, et notre cerveau est naturellement câblé pour reconnaître et prioriser ces mots. Il tend à survoler les mots de fonction, comme les déterminants, et s'attarde moins sur les mots communs, optant plutôt pour se concentrer sur les termes qui portent le poids du sens dans une phrase.
Les experts affirment que les durées de fixation, ou le temps que les yeux passent sur certains mots, ne sont pas homogènes et ce, pour de bonnes raisons. Cela dépend largement de la complexité et de la profondeur du texte en question. Et pour cause, durant la lecture, nous ne traitons pas les mots de manière linéaire et séquentielle.
Si, en théorie, l'élimination des saccades via des technologies comme RSVP peut avoir du sens, cette approche comporte d'autres des inconvénients significatifs. Cela inclut la perte de contrôle sur le rythme de lecture et l'impossibilité d’effectuer des régressions visuelles, c'est à dire revenir en arrière, des éléments cruciaux pour comprendre ce qu'on lit.
Pour en savoir plus sur la capacités et limite de la vision lorsqu'on lit, vous pouvez consulter ce document : Perception et Lecture par Denis Foucambert.
FAUSSE PROMESSE NUMÉRO 3 : pour lire plus vite, il faut arrêter de subvocaliser.
La subvocalisation, ou l'acte de "prononcer" mentalement les mots pendant la lecture, est souvent pointée du doigt comme un obstacle majeur à une lecture rapide et efficace. De nombreux programmes et formateurs en lecture rapide préconisent de minimiser, voire d'éliminer complètement, la subvocalisation afin d'augmenter la vitesse de lecture. Ils avancent que ce processus mental ralentit considérablement le lecteur, et qu'en le supprimant, on pourrait dévorer les textes à une cadence inégalée.
Cependant, cette affirmation est loin d'être incontestable et nécessite un examen plus approfondi. La subvocalisation joue un rôle essentiel dans la compréhension et la rétention de l'information. Elle permet non seulement de donner du sens aux suites de mots, mais aussi de faciliter l'encodage de l'information dans la mémoire. Lorsque nous subvocalisons, nous engageons davantage notre cerveau dans l'acte de lire, ce qui aide à renforcer la compréhension et la mémorisation du texte.
Les experts en cognition et en psycholinguistique affirment que la subvocalisation est un élément intrinsèque de la lecture qui contribue à la profondeur de l'engagement cognitif avec le texte. Tenter de supprimer la subvocalisation pourrait non seulement être difficile, voire impossible pour certains lecteurs, mais cela pourrait également avoir un impact négatif sur la capacité à comprendre et à retenir l'information lue. En d'autres termes, même si la suppression de la subvocalisation peut entraîner une augmentation de la vitesse de lecture, elle peut également réduire la qualité de la lecture en termes de compréhension et de rétention.
De plus, il convient de noter que la subvocalisation n'est pas nécessairement synonyme de lenteur. Avec la pratique et la familiarisation avec les mots et les structures linguistiques, il est tout à fait possible de subvocaliser rapidement et efficacement. Des lecteurs expérimentés et compétents sont souvent capables de subvocaliser à des vitesses élevées sans sacrifier la compréhension.
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“J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire “Guerre et Paix” en vingt minutes. Ça parle de la Russie.”
Woody Allen
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Les médias pris au piège d'un stratagème astucieux.
En dépit d’un manque évident de preuves scientifiques étayant ses bénéfices promis, les promesse de la lecture rapide ont su séduire un large public, particulièrement en France. Cette technique, présentée comme révolutionnaire, s’est même parée de la légitimité des compétitions nationales et internationales, avec en tête de liste les championnats de France et du monde de lecture rapide, attirant ainsi l'œil complice des caméras et le micro tendu des journalistes.
L'univers des médias, avec sa course effrénée à l'information et sa quête incessante de sujets captivants, semble avoir été séduit par le phénomène des championnats de lecture rapide. Régulièrement, on observe une couverture médiatique abondante de ces compétitions et de leurs lauréats, faisant écho aux prouesses supposées de ces "champions". Cette amplification médiatique confère à ces événements et à leurs protagonistes une aura de légitimité et de crédibilité.
Cependant, derrière ces histoires fascinantes se cachent souvent des réalités plus nuancées. Les médias, dans leur précipitation à couvrir ces "exploits", semblent négliger une démarche d'investigation rigoureuse. Nombre d'entre eux se contentent de relayer les informations fournies par les organisateurs ou les participants de ces championnats, sans véritablement questionner ou vérifier les prétentions avancées. Certains d'entre eux, comme Hugo Décripte pour ne citer que lui, ont retiré de leur plateforme les contenus mettant en avant la lecture rapide après avoir découvert le pot aux roses, que nous vous révélons dans la suite de cet enquète. Mais le mal est fait et ce manque d'investigation constitue une véritable aubaine pour les entreprises de formation en lecture rapide, qui voient ainsi leur visibilité et leur crédibilité renforcées sans grand effort.
Ce manquement journalistique est d'autant plus préoccupant que les conséquences de cette couverture médiatique sont loin d'être anodines. En conférant une respectabilité à ces compétitions et à la lecture rapide, les médias peuvent involontairement induire le grand public en erreur, le poussant à investir temps et argent dans des formations dont l'efficacité reste discutable.
Car derrière ces paillettes médiatiques et cette légitimité de façade, le tableau n’est pas aussi reluisant qu’il y paraît. Lorsque l’on gratte le vernis de ces événements spectaculaires, des zones d’ombre, pour ne pas dire des éléments troublants, font surface, donnant lieu à une série de questions inévitables et gênantes.
Les coulisses des "championnats" de Lecture Rapide.
Quand on évoque des championnats du monde ou de France, l’imagination collective peint instinctivement des scènes prestigieuses, réunissant l'élite dans le domaine concerné. Cependant, en observant attentivement ces compétitions, on se rend compte que le glamour des titres cache une réalité bien moins noble.
Les championnats du monde de lecture rapide offrent un exemple éclairant, nottament lorsque l'on se penche sur les personnes qui organisent ces concours.
En effet, les organisateurs de ces évènements "nationaux" et "mondiaux" ne sont autres que trois infopreneurs (terme utilisé pour définir des vendeurs de formations) oeuvrant sur le marché francophone, tous "coach" ou "formateur" actifs et tous auteurs de livres disponibles à la vente. L'évènement n'est cependant pas organisé au nom de leurs propres entreprises de formation mais par l'APAC (Association pour l’Apprentissage et le Cerveau), une association à but non lucratif qu'ils ont co-fondé.
Les trois co-fondateurs de l'APAC, tels que mis en scène sur le site de l'association.
Un examen minutieux des participants révèle également une anomalie intrigante : une part substantielle d'entre eux étaient de nationalité française. Cette surreprésentation française dans un championnat censé réunir l'élite mondiale de la lecture rapide soulève inévitablement des questions quant à la diversité et la représentativité internationale de ces compétitions. Cet état de fait suggère un déséquilibre dans la participation, et peut-être même dans l’organisation, qui s'éloigne de l'idéal d'une compétition réellement mondiale et inclusive, avec des candidats étant simplement les élèves de ces formateurs-organisateurs.
La scène se complique davantage lorsque l'on constate que certains participants, pour certains également propriétaires d'entreprises de formation en lecture rapide et autre sujet liés au développement personnel, sont en même tant juges des compétitions auxquelles ils participent, engendrent un climat où impartialité et équité semblent malheureusement reléguées au second plan. Le scénario récurrent est celui où les patrons de ces entreprises de formation remportent les compétitions, leur attribuant le titre, que l'on peut considérer factice, de "Champion de France" ou de "Champion du monde".
Par exemple, en 2021, c'est Kamel Kajout qui se voit gagner la compétition et devenir "Champion de France de Lecture Rapide 2021". Le problème ? Il est en même temps arbitre de la compétition, comme on le voit sur la diapositive de remerciement aux arbitres ci-dessous.
Il est également utile de préciser que chaque candidat au titre est évalué sur sa rapidité de lecture d'une part, puis sur sa compréhension de ce qu'il a lu d'autre part, à l'aide d'un questionnaire. Ce dernier comporte évidemment des questions de compréhension sur le livre qui a été lu. Mais alors, avec tant de liberté prises dans la compétition, comment garantir que ces arbitres-gagnantsn'ont pas eu connaissance en amont du livre à lire lors de la compétition ainsi que des questions de compréhension qui leurs sont posées ?
Et la supercherie se répète avec l'exemple de Mohamed Boclet, qui remporte la médaille d'argent, qui est lui aussi formateur et, encore une fois, arbitre de la compétition.
Mohamed Boclet que l'on retrouve donc dans la liste des arbitres de cette même année.
Ces éléments, juxtaposés, dessinent un tableau où les frontières entre organisation et participation semblent dangereusement poreuses, compromettant ainsi la légitimité et la crédibilité des titres décernés lors de ces championnats organisés par l'APAC (Association pour l’Apprentissage et le Cerveau), fondée par Nicolas Lisiak, Michel Wozniak et Jérôme Hoarau, les trois propriétaires d'entreprises de formation et auteurs de livres sur la lecture rapide.
De plus, ces compétitions étant organisées librement, elle ne détiennent aucune exclusivité ou légitimité concernant le titre des compétition. En bref, n'importe qui peut organiser une compétition privée, l'appeler "Championnat de France" ou "Championnat du monde" et attribuer des titres de champions à qui elle le souhaite. Et c'est d'ailleurs ce qu'il s'est passé lorsque deux organisations différentes ont chacune organisé, en 2020, leur propre championnat, donnant naissance à deux "champions de France" différents la même année.
Et tout ça pour quoi ?
À l’aboutissement de cette enquête, un modus operandi astucieux mais trompeur se dessine clairement. De manière presque systématique, les gagnants de ces championnats du monde non officiels de lecture rapide sont des formateurs actifs dans le domaine. Plus intéressant encore, ces formateurs victorieux sont souvent à la tête d'entreprises qui sponsorisent activement lesdits événements.
Capture d'écran du site internet mkacademy.net prise le 4 Octobre 2023.
Prenons l'exemple de Mohamed Koussa, autocélébré "1er Français champion du monde de lecture rapide". Au moment de la rédaction de cet article, nous découvrons qu'il est le propriétaire de MK ACADEMY, une entreprise spécialisée dans les formations en lecture rapide et, en même temps, partenaire du championnat.
En bref, les championnats de lecture rapide, loin d’être les arènes méritocratiques qu'ils prétendent être, semblent plutôt fonctionner comme des dispositifs publicitaires bien huilés pour les entreprises de formation en lecture rapide. Ils orchestrent un spectacle où les distinctions et les récompenses semblent plus servir des intérêts commerciaux que célébrer un réel talent ou expertise dans l'art de la lecture rapide.
Mais le caractère promotionnel de ces championnats ne s'arrête pas à la distribution controversée des prix. En effet, le but ultime semble être la vente de formations et de livres. Les gagnants, souvent à la tête d'entreprises de formation, bénéficient non seulement d'une visibilité médiatique accrue mais se voient également offrir une crédibilité instantanée sur les plateaux des émissions TV, attirées par leurs titres de "champions". Cette dynamique crée un cercle vertueux pour ces infopreneurs, où le succès dans les championnats alimente les ventes de formations.