Encensé par la critique et récompensé par sept Oscars en 1999, dont ceux du Meilleur film et du Meilleur scénario original, Shakespeare in Love a séduit un public avide de romance, de théâtre élisabéthain et de belles lettres. Mais au-delà de sa réussite cinématographique, cette fiction amoureuse inspirée de la vie du célèbre dramaturge anglais pose une question essentielle pour toute lectrice férue de littérature : que dit réellement ce film de l’œuvre de William Shakespeare ? S’agit-il d’un hommage érudit ou d’une fantaisie trop libre ? Plongeons ensemble dans cette relecture cinématographique pour démêler la part de vérité, de fiction, et découvrir ce qu’elle nous apprend — ou pas — de l’univers shakespearien.
Une fiction romantique sur fond historique
Le film Shakespeare in Love, réalisé par John Madden et écrit par Marc Norman et Tom Stoppard, imagine un William Shakespeare jeune, en pleine crise d’inspiration, tombant amoureux d’une femme aristocrate du nom de Viola de Lesseps qui rêve de devenir actrice — un souhait irréalisable dans l’Angleterre élisabéthaine où seuls les hommes montaient sur scène.
À travers cette romance fictive, le film offre un aperçu fantasmé du contexte dans lequel Shakespeare aurait écrit Roméo et Juliette. Cette construction, bien que séduisante, s’éloigne de toute prétention biographique. En effet, les historiens s'accordent à dire que très peu d’éléments sont connus avec certitude sur la vie intime de Shakespeare. Le personnage de Viola de Lesseps est une pure invention. Elle incarne cependant un archétype shakespearien : la femme déguisée, en rupture avec les normes sociales, un thème récurrent dans ses pièces comme Twelfth Night ou As You Like It.
Références et clins d’œil à l’œuvre de Shakespeare
L’une des forces du film réside dans son jeu constant de métatextualité. Les dialogues regorgent de citations, pastiches et allusions aux œuvres de Shakespeare. Par exemple, la pièce Roméo et Juliette se construit dans le film en miroir de l’histoire d’amour entre Will et Viola, introduisant des résonances profondes entre la fiction filmique et la tragédie.
Le spectateur attentif remarquera également des références à La Nuit des Rois, Le Songe d’une nuit d’été ou Hamlet. Ce procédé suggère que l’inspiration artistique naît de l’expérience personnelle, une idée romantique qui peut séduire, mais qui est historiquement imprécise. En réalité, les sources d’inspiration de Shakespeare provenaient davantage de récits populaires, de la littérature latine ou italienne, et moins de son expérience individuelle, du moins selon les recherches universitaires.
Une vision idéalisée de l’artiste
Shakespeare in Love s’inscrit dans une longue tradition littéraire et cinématographique qui mythifie la figure de l'auteur romantique en proie à la passion et à la muse. Ce portrait, bien que séduisant, réduit l’écrivain à sa vie privée, oubliant le labeur, la structure, et le contexte culturel qui nourrissent toute œuvre littéraire.
Contrairement à cette image, Shakespeare était avant tout un homme de théâtre, gestionnaire de troupe (le Lord Chamberlain’s Men, devenu ensuite les King’s Men), stratège de scène et observateur habile des tensions politiques de son époque. La richesse et la complexité de ses pièces viennent d’abord d’une maîtrise du langage dramatique et de son engagement dans les enjeux sociaux et religieux de l’Angleterre contemporaine.
Si la légèreté du film rend Shakespeare plus accessible, notamment pour un public non initié, elle fait aussi de lui un artiste romantique plutôt qu’un artisan du verbe.
Une relecture féministe assumée
Viola de Lesseps, en tant que personnage féminin principal, incarne l'émancipation et souffle un vent de modernité sur une époque fondamentalement patriarcale. Elle traverse les limites de sa condition sociale et de son genre pour vivre sa passion du théâtre. Cette réécriture féministe, bien qu’anachronique, trouve un écho auprès des spectatrices modernes.
Cette approche rappelle celle d’autres adaptations cinématographiques modernes qui revisitent les grands classiques sous l’angle des femmes, comme la version de Little Women réalisée par Greta Gerwig. L'effort de remettre les femmes au cœur de l'histoire littéraire, même à travers des fictions, pose la question de la transmission, du regard dominant, et du droit d’imaginer d’autres voix.
Comparaison avec d'autres adaptations de classiques littéraires
Comme d’autres œuvres récemment adaptées, Shakespeare in Love prend certaines libertés avec le matériau d’origine. Cette tension entre fidélité et réinvention est commune au passage de la littérature au cinéma. On peut citer, dans le même esprit, l’adaptation de Dune par Denis Villeneuve ou encore le traitement de Sur la route de Jack Kerouac. Dans chaque cas, l’adaptation tend à refléter les préoccupations contemporaines du moment, quitte à réinterpréter profondément l’œuvre originelle.
Le succès ou l’échec d’une adaptation se mesure alors moins à sa fidélité littérale qu’à sa capacité à résonner avec notre époque. En cela, Shakespeare in Love agit comme un prisme à travers lequel redécouvrir Shakespeare avec un regard neuf.
Que garder du Shakespeare du film ?
Malgré les nombreuses libertés prises, Shakespeare in Love parvient à transmettre une certaine idée de la poésie amoureuse, du théâtre comme acte vivant, et de l’exploration de l’âme humaine, qui sont des thématiques centrales dans l’œuvre de Shakespeare. Le film est moins une biographie qu’un hommage sensible et teinté de modernité.
Pour les lectrices curieuses, il peut servir de porte d’entrée vers une (re)découverte des tragédies et comédies de Shakespeare. En ce sens, il remplit une fonction pédagogique, tout comme les adaptations de Jane Eyre ou Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, qui suscitent l’envie de lire ou relire les textes originaux.
Conclusion : Un hommage accessible mais à décrypter
En somme, Shakespeare in Love est une œuvre cinématographique dense, divertissante et intelligemment construite. Elle fausse volontairement la réalité historique pour raconter une belle histoire, mais elle conserve une âme littéraire que les amoureuses de belles lettres sauront apprécier.
Celles qui cherchent dans le film une lecture exacte ou universitaire de Shakespeare resteront sur leur faim. Mais celles qui y cherchent une célébration de la passion, du théâtre, et de l’acte de création y trouveront une version romancée et inspirante, à même d'éveiller ou de raviver leur désir de littérature.