Quel lien existe-t-il entre la célèbre autrice américaine Toni Morrison et l’art délicat du tissage ? À première vue, la figure imposante de la littérature afro-américaine semble éloignée du geste patient de l’aiguille et du fil. Et pourtant, dans l’intimité de ses routines d’écriture, Toni Morrison a cultivé un rapport très concret au textile, au toucher du tissu, au rythme du tissage. Elle écrivait souvent enroulée dans un plaid qu’elle avait confectionné elle-même — un geste intime, presque rituel, qui alliait chaleur et concentration. Cet article explore cette facette peu connue de sa vie créative, en interrogeant le lien entre artisanat, écriture et mémoire.
Le plaid comme rituel d’écriture : une ancre sensorielle
Toni Morrison l’a souvent évoqué dans des interviews : elle avait besoin d’espace, de silence, et de confort pour écrire. Elle se levait avant l’aube, vers 5h, quand la maison dormait encore, et écrivait dans la pénombre naissante, une tasse de café à la main. Ce moment de transition, entre la nuit et le jour, était pour elle le plus propice à la création. Le plaid qu’elle avait cousu elle-même faisait partie de cette alchimie : il l’enveloppait, la protégeait, lui tenait chaud. Il était objet de confort, mais aussi d’ancrage, une frontière douce entre elle et le monde extérieur.
Il ne s’agissait pas d’un objet banal : Morrison avait assemblé elle-même les morceaux de tissu, probablement en s'inspirant des traditions du quilting afro-américain, où chaque morceau de tissu raconte une histoire, où chaque couture est mémoire. Le geste de coudre, que Toni Morrison pratiquait en amateur certes, s’intégrait à son besoin de construire du sens à travers des formes matérielles.
Ce plaid était bien plus qu’un accessoire : il incarnait littéralement son espace personnel d’écriture, celui où les phrases pouvaient naître en sécurité. Une scénographie familière, presque sacrée.
Textile et mémoire : une tradition afro-américaine de narration
Pour comprendre davantage la signification de ce plaid, il est essentiel d’évoquer la tradition afro-américaine des quilts, ces couvertures en patchwork héritées de l’époque esclavagiste. Utilisés à la fois pour se protéger du froid et pour transmettre des messages ou des souvenirs sur les familles, les quilts sont des formes narratives tangibles. Ils représentent, dans la culture afro-américaine, un langage symbolique, souvent discret, fortement lié aux femmes, à la communauté, à la transmission générationnelle.
En portant un tel plaid — et plus encore, en prenant le temps de le coudre elle-même — Toni Morrison renouait avec une mémoire collective. Cela fait écho à son approche littéraire : une volonté constante de restituer, de donner voix, de transmettre des mondes longtemps réduits au silence. À ce titre, elle s’inscrit dans une constellation d’artistes-femmes pour qui écrire, c’était aussi habiter une forme d’artisanat, de matière, de soin. Une démarche partagée par d’autres, comme Dorothy Parker et ses foulards changeants, ou encore Karen Blixen et ses robes d’exil.
L’acte de coudre comme prolongement de l’acte d’écrire
Dans une interview accordée au New York Times en 1993, quelque temps après avoir reçu le prix Nobel de littérature, Morrison évoquait l’importance de la structure dans l’écriture. Elle parlait souvent de ses romans en termes architecturaux, comme des formes qui devaient tenir debout, s’équilibrer, porter du poids émotionnel. C’est la même rigueur, la même patience qu’exige la couture ou le patchwork.
Couper les morceaux, les agencer, les ajuster : autant d’étapes qui résonnent avec le travail de montage littéraire. Écrire, comme coudre, nécessite de la minutie, de l’endurance, et une capacité à voir l’ensemble dans le fragment. Ce parallèle entre textile et texte n’est pas une simple métaphore, il s’incarne. Ainsi, le plaid dans lequel Toni Morrison s’enveloppait représentait-il aussi un écho matériel de ce qu’elle faisait sur la page : créer du sens à partir de morceaux de vécu, de voix, de douleur, de lumière.
Un environnement d’écriture à la fois ancré et protecteur
À l’image de la machine à écrire dorée d’Elizabeth Bishop, symbole de constance et de rituel, le plaid de Morrison remplissait une fonction spatiale et affective. Il aidait à créer un cocon, une enveloppe qui séparait l’espace quotidien de l’espace littéraire. Cela peut parler à beaucoup de lectrices, lectrices-scriptrices ou rêveuses, qui cherchent un lieu à elles pour penser, créer, lire. Un simple objet textile peut devenir un outil de transformation intérieure.
Créer un tel environnement n’est pas réservé aux autrices primées. Toute lectrice peut aménager un coin à elle, un espace de solitude heureuse — avec un fauteuil, un cahier, un plaid doux ou une série de talismans. Alice Munro, par exemple, plaçait ses objets talismaniques pour invoquer l’écriture. Se créer de petits rites (une tasse, une couverture, une lumière) permet de retrouver, sans effort, un état associé à la concentration et à la créativité.
Ce que le plaid de Toni Morrison nous enseigne
Le plaid de Toni Morrison n’était pas un simple accessoire : il était une extension de sa pensée, un objet transitionnel entre le monde et l’écriture. Fabriqué de ses mains, il contenait les rudiments de la concentration, de la discipline et de la mémoire. Dans un monde où les routines changent rapidement, il nous rappelle l’importance de se créer un rythme, une atmosphère, un cocon.
Les grandes écrivaines, souvent, attachent une attention méticuleuse à leur environnement. Non par coquetterie, mais pour survivre, pour se rendre disponibles à quelque chose de plus grand qu’elles. En cela, elles sont comme Natalie Clifford Barney dans son salon orné de plumes et de soies : elles aménagent, elles décorent, mais surtout elles activent un espace d’expression.
Alors, chères lectrices, la prochaine fois que vous ouvrez votre roman préféré, demandez-vous : que pouvez-vous tisser autour de vous pour que la lecture (ou l’écriture) devienne lieu de chaleur, de liberté et de sens ?