Poétesse délicate à la voix singulière, Elisabeth Bishop est l'une des grandes figures de la littérature américaine du XXe siècle. Discrète, perfectionniste, voyageuse compulsive et pourtant farouchement attachée à ses objets les plus intimes, Bishop emportait partout la même chose : sa machine à écrire dorée. Ce n'était pas un simple outil de travail, mais une extension de son monde intérieur, un compagnon de route pour écrire dans l'exil, dans l’amitié ou dans le chagrin.
La vie nomade d’Elisabeth Bishop : entre exil et ancrage
Elisabeth Bishop (1911 – 1979) a mené une vie errante, traversée par des séjours prolongés au Brésil, à Key West, à Paris ou encore au Canada. Orpheline de père à moins d’un an, abandonnée par une mère internée peu après, elle a connu très tôt le poids de l’instabilité. Ce besoin de déplacement trouve un écho limpide dans sa poésie, où les thèmes de la distance, de la perte et de la géographie intérieure sont omniprésents.
Pour elle, voyager n'était pas une simple quête d'inspiration exotique. C'était un mode de survie, une manière de rester en mouvement là où les racines faisaient défaut. Dans ce contexte, certains objets prenaient une valeur presque liturgique. Sa machine à écrire dorée – une Erika manuelle repeinte patiemment à la feuille d’or selon certains témoignages – était de ceux-là. Elle l’emportait partout, comme d’autres emporteraient un collier hérité ou une photographie fanée.
La machine à écrire dorée : talisman, rituel et discipline
Ce qui distinguait Bishop de ses contemporaines, c’était une rigueur extrême dans l’écriture. Elle pouvait passer des années à peaufiner un poème, jusqu’à trouver la tournure exacte ou le rythme parfait. Sa machine à écrire n'était pas un gadget de voyage, mais un instrument sacré de cette exigence littéraire.
Comme l’a souligné le critique Harold Bloom, Bishop écrivait « comme si chaque mot comptait ». Or, dans ce travail précieux et méthodique, le geste comptait autant que l’inspiration. La frappe des doigts sur les touches, la sonorité de la machine, l'attente entre deux pages : tous ces éléments participaient à une cérémonie d’écriture où l’objet lui-même devenait central.
Son attachement à cette machine faisait aussi écho à une tendance que l’on retrouve chez d’autres femmes écrivaines de son époque : la création d’un rapport presque sensuel à leurs outils ou à leurs vêtements. On pense à Karen Blixen et ses robes coloniales, qu’elle utilisait comme armure en territoire inconnu, ou à Dorothy Parker et ses foulards d’humeur. Pour Elisabeth Bishop, la machine à écrire était une manière de dresser des frontières face à l’éphémère.
Écrire à la lisière : le Brésil, le deuil et la renaissance
Son séjour au Brésil – entamé en 1951 et prolongé pendant quinze ans – fut un tournant majeur. Invitée par un ami commun à passer quelques semaines dans la maison de la riche architecte brésilienne Lota de Macedo Soares, Bishop y resta finalement plusieurs années, vivant une relation passionnelle et complexe avec Lota.
Dans cette période intense, entre amour, culture étrangère et tragédies personnelles (Lota se suicida en 1967), Bishop continua d’écrire. Dans l’atmosphère tropicale de Petrópolis, sa machine dorée fut son ancrage. Dans les lettres qu’elle adresse à ses amis américains, elle parle souvent de ses problèmes avec les douanes, de ses tentatives de faire réparer l’appareil ou de ses rituels d’écriture restés intacts malgré le climat, les toucans ou les incendies de forêt. C’est avec elle qu’elle écrivit plusieurs poèmes de son chef-d’œuvre « Geography III » (1976).
L’objet avait traversé les frontières, tout comme elle. Il l’avait aidée à continuer d’écrire lorsque tout semblait s’écrouler.
La matérialité du langage : entre mécanique et poésie
Une autre explication à l’importance de cette machine à écrire réside peut-être dans le rapport très physique qu’entretenait Bishop avec le langage. Elle se méfiait de l’excès d’émotion, du lyrisme débridé. Elle préférait les formes contenues, les détails concrets. Sa poésie est pleine d’images très précises, souvent issues du quotidien (poêles, cartes marines, chapeaux de paille, aquariums).
Écrire sur une machine à écrire manuelle, surtout un modèle aussi capricieux qu’une Erika des années 40, suppose une attention particulière à chaque mot. L’impossibilité de raturer à l’infini oblige à repenser avant d’écrire, à choisir avec lenteur. Bishop trouvait dans cette contrainte un écho à son propre style : lent, précis, obsédé par la justesse.
C'est une caractéristique qu'on retrouve chez d'autres autrices de son temps, comme Françoise Sagan, dont la mélancolie vestimentaire traduisait aussi une rigueur silencieuse dans l’écriture. Ou encore chez Gabriela Mistral, qui conférait à une simple poupée de chiffon une aura presque mystique.
Un lien permanent avec la mémoire
Il faut aussi évoquer la dimension mémorielle de cette machine. Dans ses dernières années, alors qu’elle vivait dans un appartement modeste de Boston et enseignait à Harvard, Bishop conservait sa vieille machine dorée comme un lien avec son passé. L’objet avait survécu à tant de voyages, à tant de pertes et de renaissances qu’il incarnait une forme de continuité. Une stratégie de survie dans le mouvement perpétuel.
Pour nombre de lectrices, cette image résonne : nous avons toutes ces objets qui nous accompagnent au fil des étapes de vie, ces talismans discrets qui nous rassurent, inspirent ou structurent notre quotidien. Dans les marges des journaux intimes, entre les boucles des écharpes héritées, derrière chaque accessoire se cache une force symbolique.
Conclusion : l’objet comme extension de l’âme
La machine à écrire dorée qu’Elisabeth Bishop emportait partout était bien plus qu’un outil de travail. Elle était la métaphore vivante de son art : mobile mais ancré, matériel et pourtant invisible, simple en apparence mais complexe dans son symbolisme. Cet attachement si fort à un objet révèle à quel point l’écriture, chez elle, n'était jamais théorique. Elle passait par le corps, le geste et la texture des choses.
À l’heure du numérique, où les claviers virtuels remplacent le bruit des touches enfoncées, où la vitesse prime sur la lenteur, il peut être inspirant de se souvenir d’Elisabeth Bishop. De son art du déplacement, de sa fidélité silencieuse à une machine dorée, et de tout ce que cela révèle sur les chemins mystérieux de la création littéraire.