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Pourquoi Claribel Alegría écrivait-elle toujours en écoutant des tangos anciens

Claribel Alegría, grande voix de la poésie centraméricaine du XXe siècle, trouvait dans chaque vers qu’elle déposait sur la page une vibration singulière, une mémoire façonnée autant par sa vie politique que par son intimité sonore. Nombre de témoignages issus de ses proches, ainsi que ses propres confidences, révèlent qu’elle écrivait le plus souvent en écoutant des tangos anciens. Ce choix, loin d’être anecdotique, éclaircit une part méconnue de son processus créatif et de son ancrage émotionnel. Pourquoi ces musiques d’un autre temps, nées loin des terres de l'Amérique centrale, résonnaient-elles si profondément dans son travail littéraire ?

Claribel Alegría : une poète ancrée dans l’histoire et les émotions

Née au Nicaragua en 1924 et élevée au Salvador, Claribel Alegría fut toute sa vie une écrivaine engagée, traversée par les luttes politiques de sa région. Influencée dès son jeune âge par la guerre civile espagnole, la révolution sandiniste, et la poésie de Pablo Neruda, elle a construit une œuvre entre révolte, douleur et humanisme. Son écriture, intense et dépouillée, incarne le témoignage de l’histoire vivante — celle de ceux qui souffrent, résistent, espèrent.

Mais à côté de cet engagement brûlant, Alegría cultivait une intériorité nourrie de mélancolie, de mémoire familiale et de spiritualité. C’est dans ce creux affectif que le tango prend tout son sens. Le choix d’écouter ces musiques à la fois intenses et anciennes n’était pas une simple préférence esthétique ou sonore, mais bien un outil de connexion à son histoire, à sa voix authentique. Comme Anna Akhmatova avec ses gants d’hiver en pleine été, ce rituel musical servait à canaliser une forme d’énergie intérieure.

Le tango comme pont entre exil, mémoire et poésie

Le tango, dans sa forme la plus classique, est un chant de l'exil. Né dans les faubourgs de Buenos Aires au tournant du XXe siècle, il est imprégné d’une douloureuse nostalgie, d’un désir jamais comblé et d’un lyrisme tragique. Ces émotions résonnaient chez Alegría, qui vécut une grande partie de sa vie loin de sa terre natale. Son exil intellectuel et affectif, tout comme ses multiples déplacements (à travers les États-Unis, le Chili, la France, le Nicaragua), faisait du tango un miroir naturel à ses propres sentiments de déracinement.

Dans une interview accordée à la Revista de Crítica Literaria Latinoamericana, elle déclarait : « Les voix rauques de Gardel ou de Corsini me parlent comme des voix de ma jeunesse. Elles me rappellent l'odeur épaisse du café de ma mère et la voix de mon père lisant des poèmes de Darío ». Le tango, dans sa version la plus ancienne, était pour elle une archive sensorielle vivante, une madeleine musicale capable de convoquer des souvenirs sensoriels intenses — à l’instar de Marguerite Yourcenar avec certaines odeurs avant d’écrire.

Une musicalité structurelle dans l'écriture poétique

Le rythme du tango influence également la structure même de l’écriture de Claribel Alegría. Ses poèmes — souvent courts, accentués, presque chantés — suivent parfois une cadence syncopée qui évoque celle du bandonéon. Loin d’un simple fond sonore, ces tangos formaient pour elle une ossature rythmique. Écouter Carlos Gardel ou Julio Sosa participait chez elle à un échauffement poétique, une manière d’entrer dans un souffle précis. Les tangos l’aidaient à clarifier le tempo de ses vers, leur ponctuation émotionnelle.

Comme pour Carson McCullers qui écrivait face à son miroir, il ne s’agissait pas d’un geste automatique, mais d’une méthode intime étroitement liée à sa manière d’articuler langage et mémoire.

La nostalgie comme outil de fabrication poétique

Le tango agit également comme un catalyseur émotionnel. En convoquant une atmosphère mélancolique, Claribel Alegría parvenait à atteindre une zone de sincérité émotionnelle que seul ce type de musique permettait d’ouvrir. Cette mélancolie n'était jamais pathétique, mais au contraire féconde. Elle lui permettait de plonger dans des abysses de sensations, puis d’en retirer la matière première de ses textes.

Dans un monde intellectuel souvent rétif à l'expression du sentiment, Alegría n’a jamais craint la sensibilité profonde — et le tango, par sa nature érigée en art de la lamentation maîtrisée, était l’écrin idéal pour cela. Comme Leonora Carrington avec ses pantoufles usées, elle avait besoin d’un repère tangible et sentimental pour ouvrir la porte de la création.

Les tangos anciens comme mémoire d’une autre Amérique latine

Enfin, écouter des tangos des années 1930 à 1950 revenait pour Alegría à nourrir une mémoire culturelle transnationale. Bien qu’originaire d’Amérique centrale, elle se reconnaissait dans une Amérique latine unifiée par ses blessures, ses cycles de révolutions avortées, ses grandes figures tragiques. Le tango était à ses yeux la bande-son d’une époque où la littérature, la politique et la musique ne faisaient qu’un.

Ceci explique pourquoi elle préférait les tangos anciens aux reprises modernes : ils incarnaient une époque intacte, une sincérité esthétique plus brute, qui résistait à la consommation rapide et à la superficialité sonore. Écouter ces musiques pendant qu’elle écrivait, c’était donc replanter ses racines dans une époque perdue, mais toujours vivace dans les interstices de sa mémoire affective.

Conclusion : une pratique d'écriture entre rite, mémoire et rythme

Loin d’être une simple habitude d’écriture, l’écoute de tangos anciens chez Claribel Alegría incarnait une forme de rituel privé, un moment de connexion au passé, au rythme du cœur et à la musicalité des mots. Par cette singularité, elle rejoint la lignée de nombreuses autrices dont les pratiques intimes façonnent directement l’œuvre — comme Daphne du Maurier et son château d’écriture.

Claribel Alegría n’écrivait pas avec une musique de fond, mais à l’intérieur de la musique elle-même. Le tango ancien se tissait avec ses mots, ses souvenirs, ses douleurs et ses espoirs. Pour celles qui écrivent, lisent ou rêvent dans l’espace poétique, ce geste illustre combien la création est un acte profondément incarné, sensible et enraciné dans les plis de notre mémoire sonore.

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