Une icône du Grand Siècle : entre lettres et élégance
Ninon de Lenclos (1620 – 1705) incarne à elle seule ce que le XVIIe siècle français a produit de plus libre, de plus fin et de plus élégant. Femme de lettres, courtisane réputée, salonnière influente, elle fit de sa vie une œuvre aussi audacieuse que ses écrits. Son style vestimentaire, savamment étudié, fut le miroir d’un esprit délicatement rebelle. À l’image d’autres auteures ayant cultivé une forme d’esthétique indissociable de leur œuvre — à l’instar de Cristina Campo ou encore Colette et ses bijoux porte-bonheur —, Ninon de Lenclos a cultivé une image publique soigneusement élaborée. Son apparence n’était jamais superficielle : elle était rhétorique.
Mais comment les tissus, les coupes, les parures qu’elle choisissait ont-ils nourri, voire inspiré, son écriture libertine ? Plongeons dans ce dialogue fascinant entre vêtement et verbe, entre soie et satire, entre corset et liberté d’esprit.
La mode au service d’une stratégie d’émancipation
Dans une société monarchique profondément patriarcale, Ninon de Lenclos sut se faire une place en s’appropriant les règles du jeu social — pour mieux les détourner. Elle adopte les codes de l’élégance aristocratique, tout en maîtrisant parfaitement leur langage symbolique. Son style était réputé pour sa sobriété raffinée, faite de satins sombres, de dentelles choisies, d’accessoires rares. Contrairement à ses contemporaines qui rivalisaient de bijoux et de métrages d’étoffe, Ninon préférait l’élégance discrète, le raffinement invisible à l’œil pressé.
Ce parti pris vestimentaire traduisait une volonté claire : affirmer une indépendance vis-à-vis des hommes sans rejeter la séduction. Elle arborait des vêtements qui soulignaient son esprit plus que son corps, contredisant l’idée que la féminité devait passer uniquement par l’ostentation. Cette approche raisonnée de la mode entrait en parfaite cohérence avec une pensée libertine fondée sur le pouvoir de l’esprit et de la conversation. Ninon utilisait ainsi sa personne comme médium rhétorique, son corps comme un livre ouvert.
Quand le vêtement devient prolongement du style littéraire
Le style de Ninon de Lenclos, en littérature comme en apparence, est tout en finesse feutrée. Dans ses lettres et ses maximes, on retrouve les mêmes qualités que dans ses tenues : clarté, mesure, élégance. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le libertinage serait excessif ou tapageur, celui de Ninon est fait de nuance et d’intelligence. Ce goût pour la modération rythmée se traduit aussi bien dans le choix d’un corsage sans surcharge que dans une tournure de phrase qui raille sans offenser.
Par exemple, dans sa correspondance avec le marquis de Sévigné, elle déploie un art de la formule qui suggère plus qu’il ne montre, à l’image de ses décolletés subtilement voilés. Son apparence devient littéralisation de sa posture morale : libre, mais jamais provocante outre mesure. En ce sens, elle propose une voie intermédiaire entre soumission et provocation, où habiller son corps revient à scénariser un discours intellectuel.
Tout comme Clarice Lispector, dont les carnets mêlent mots et images comme supports d'expression, Ninon usait de sa mise en scène corporelle pour renforcer l'impact de ses idées. Une stratégie d’une modernité troublante.
Un salon où le vêtement racontait aussi une idée de la liberté
Ninon tenait salon à Paris, où se pressaient les plus grands esprits de son temps : La Rochefoucauld, Molière, et même un jeune Voltaire, auquel elle légua une somme pour « faire du bruit dans le monde ». Dans ces cercles intellectuels, encore peu accessibles aux femmes, elle utilise tant sa culture que son image pour s’imposer. Sa tenue devenait manifeste. Elle refusait parfois la perruque, allait nue-tête avec des cheveux simplement noués ; ce détail, minime en apparence, était un geste radical, presque subversif. Elle n’adoptait pas les attributs classiques de la séduction féminine, mais ceux d’un ascétisme maîtrisé, neuf, affranchi des canons en place.
Cette liberté d’habillement reflète une même liberté dans ses idées, souvent jugées scandaleuses. Amie de la philosophie épicurienne, liée au scepticisme et à l'autonomie du jugement, elle considérait que la morale relevant de la contrainte sociale ne pouvait que dégrader les âmes vraiment libres. D'où dans son style une volonté de s'extraire de la féminité imposée, tout en en gardant le pouvoir de charme. On pourrait parler d’un “féminin tactique”, entièrement pensé dans le but de désamorcer les attentes normatives.
Du corps orné à la plume affranchie : une esthétique de la transgression douce
Le terme de « libertine » a souvent été associé, dans l’historiographie française, à la transgression morale. Mais chez Ninon, le libertinage prend une forme plus rare : il est tempérance et lucidité. Elle écrivait des lettres, donnait des conseils, formulait des principes de vie qui mettaient au défi les impératifs religieux, sans les choquer frontalement. De même qu’elle pouvait s’habiller en homme — lors de rares soirées déguisées — non pas pour choquer, mais pour mieux questionner la permanence des rôles sociaux. Chaque aspect de son apparence devenait un support critique des conventions sociales.
Comme Simone Weil qui glissait des vers dans ses poches en pleine guerre, Ninon utilisait le corps habillé comme espace de mémoire subversive et de dialogue entre intérieur et extérieur. Le vêtement n’était pas enveloppe, il était discours. Ce discours, elle l’a prolongé par son art épistolaire : non pas de grandes œuvres romanesques, mais des lettres, des sentences, des échanges limpides et indispensables à comprendre l’esprit du XVIIe siècle éclairé au féminin.
Ninon aujourd’hui : une inspiration vestimentaire et littéraire toujours féconde
Si l’on peut aujourd’hui porter une blouse librement associée à un jean taille haute, être lue, écrite et publiée sans que cela demande d’invitation masculine, c’est en partie grâce à des femmes comme Ninon de Lenclos. Elle a proposé une vision non conflictuelle de la liberté : une cohabitation subtile entre conformité extérieure et transgression intérieure. Son style vestimentaire était une arme douce mais incisive, un outil de conquête intellectuelle et sociale.
À une époque où la mode redevient outil de revendication personnelle, son héritage résonne fortement. Les lectrices contemporaines peuvent y voir une leçon : l’élégance n’est pas soumission, elle peut (et doit) traduire une pensée, un positionnement, un regard sur le monde. Le vêtement, comme l’écriture, permet de dire sans crier, d’affirmer sans imposer.
Dans la lignée de figures comme Isak Dinesen ou l’inoubliable Colette, Ninon de Lenclos nous laisse entrevoir une bibliographie du corps, une poésie de la silhouette, un manifeste en jupe droite. Et plus que jamais, son legs invite à réfléchir : et si s’habiller avec justesse était un acte littéraire ?