À l'heure où la littérature se consomme parfois à la hâte, entre deux stations de métro, il est bénéfique de retourner dans le temps pour retrouver des lieux où les mots prenaient le temps de vivre. Le salon de Natalie Clifford Barney, figure iconique du Paris littéraire du XXe siècle, offre à ce titre une plongée captivante dans un espace où l’esthétique, la poésie, la liberté et les femmes se retrouvaient au cœur des échanges. Il ne s’agissait pas d’un salon où l’on devisait par simple convenance sociale, mais bien d’un lieu de résistance poétique, de création débridée et d’affirmation féminine.
Le salon de Natalie Barney : un sanctuaire dédié à la littérature féminine
Installé dans un pavillon du 20 rue Jacob, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, le salon de Natalie Clifford Barney était bien plus qu’une adresse mondaine. Dès 1909 et jusqu’à sa mort en 1972, cet espace fut le théâtre d’une révolution silencieuse : celle d’un contre-espace littéraire, dirigé et composé en grande majorité par des femmes, dans une époque où les institutions littéraires restaient dominées par les hommes.
Chaque vendredi, Natalie ouvrait son salon à une constellation d’écrivaines, de poètes, d'artistes, de penseuses. Parmi ses invitées régulières figuraient Colette, Renée Vivien (avec qui elle eut une relation passionnée), Gertrude Stein, Djuna Barnes ou encore Romaine Brooks. Là, la parole féminine résonnait dans toute sa multiplicité : libre, érotique, intellectuelle, subversive.
Le salon était orné de tapis orientaux, de soieries étincelantes, de plumes d'autruche et de spécimens rares de papeterie. Tout y rappelait la fusion entre le raffinement esthétique et la recherche littéraire. Natalie elle-même était un personnage de roman : parée de robes d’intérieur en mousseline, entourée de bouquets de lilas et de manuscrits annotés, elle incarnait une forme de sacerdoce artistique.
Une scène littéraire au féminin, libérée des conventions sociales
À rebours des académies et des cénacles masculins, ce salon constituait une véritable utopie sociale où les femmes n’étaient pas seulement admises — elles étaient maîtresses du jeu. Le salon de Natalie Clifford Barney offrait ainsi un espace de reconnaissance aux femmes artistes, à une époque où leur travail était souvent marginalisé ou déconsidéré.
C’est aussi un lieu où les identités queer trouveraient un rare espace d’expression. Natalie elle-même revendiquait son homosexualité avec une rare franchise pour l’époque. Bien qu’américaine de naissance, elle choisit Paris pour sa relative tolérance et pour la liberté qu’elle y respirait. Grâce à elle, des plumes souvent marginalisées purent s’épanouir, dans la tradition sulfureuse de Sappho qu’elle vénérait.
Ainsi, on peut faire le parallèle avec cette autre femme de lettres à la forte empreinte esthétique : Jean Rhys et ses célèbres pyjamas de velours, elle aussi cultivait une intimité vestimentaire qui accompagnait sa création. Un parallèle riche de signification lorsqu'on songe aux mises en scène et à la mode comme langages poétiques.
Natalie Clifford Barney : une autrice-poétesse à la production discrète
Si elle est avant tout connue pour son rôle de mécène et d’hôtesse littéraire, Natalie Clifford Barney était aussi autrice et poétesse. Sa langue d’adoption était le français, bien que sa langue maternelle fût l’anglais. Elle publia plusieurs recueils de poèmes, tels que Éparpillements et Actes et entr’actes, qui montrent une écriture à la fois lyrique et désinvolte, volontiers aphoristique.
Son autobiographie, Souvenirs indiscrets, constitue un témoignage précieux sur l’époque. On y sent le goût de l’épigramme, du trait d’esprit et surtout la revendication d’une vie placée sous le signe de la beauté et de l’indépendance d’esprit. Une posture qui n’est pas sans rappeler celle de Françoise Sagan, qui fit elle aussi de sa vie une forme d’extension de son œuvre.
Un héritage durable mais encore trop méconnu
Malgré sa contribution immense à la diffusion de la pensée littéraire féminine et queer en Europe, Natalie Clifford Barney demeure encore aujourd’hui relativement peu présente dans les manuels scolaires et les études littéraires courantes. Son importance a pourtant été largement reconnue par les chercheuses féministes anglo-saxonnes, notamment dans les années 1970 et 1980.
Son influence ne se mesure pas uniquement par sa propre œuvre, mais par l’espace qu’elle a su créer. Redonner une visibilité à ce type d’initiatives, c’est donc rappeler que la littérature ne se passe pas uniquement sur le papier. Elle est aussi affaire de lieux, de tissus, de regards échangés. Et Natalie, en cela, fut une grande couturière de textes et d'âmes.
Dans le même esprit, Gabriela Mistral se livrait à une forme intime de sacralisation des objets littéraires, comme sa « poupée muse », ou encore la tunique de Marina Tsvetaïeva, symbole de son ancrage poétique autant que spirituel. Autant de manières de concevoir les habits comme prolongements d’un monde intérieur littéraire.
Conclusion : Natalie Barney, ou l'élégance au service de la liberté créative
Le salon littéraire de Natalie Clifford Barney n’était pas un simple décor mondain ; il était l’archétype d’un monde poétique qui avait trouvé refuge au sein de la soie, des plumes et des mots. En célébrant l’intelligence et le désir féminin, il a bouleversé les codes établis.
Son héritage s’adresse aujourd’hui à toutes celles qui voient dans la littérature une affaire d’âme aussi bien que de style. C’est une invitation à retrouver des lieux — intérieurs ou partagés — où la pensée peut circuler librement, à l’image de ces après-midis au 20 rue Jacob, où l’on écrivait, riait, lisait… et, toujours, faisait scintiller les mots.
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