Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française en 1980, reste une figure imposante du monde littéraire. Son œuvre, empreinte de profondeur et de sensibilité, témoigne d’un rapport intime à la mémoire, à l’histoire, et au souffle de l’invisible. Parmi les nombreux éléments qui composaient ses rituels d’écriture, un détail peu connu intrigue les lectrices attentives : l’importance des odeurs dans son processus créatif. Car avant de poser les mots sur la page, la romancière se laissait guider par une sensation olfactive bien précise.
L’importance des rituels sensoriels chez les écrivaines
Les rituels d’écriture sont autant de balises qui permettent aux écrivains d’entrer dans leur monde intérieur. Si certains préfèrent le silence absolu, d’autres s’entourent d’objets, de musiques ou de senteurs. L’odorat, sens souvent négligé dans le quotidien, agit pourtant comme un déclencheur de souvenirs, d’émotions et d’états d’âme propices à l’écriture. Marguerite Yourcenar n’y faisait pas exception : elle savait que certaines odeurs avaient le pouvoir de “réveiller” le texte tapi en elle.
Dans Archives du Nord et Souvenirs pieux, Yourcenar évoque fréquemment l’ambiance de son enfance et les sensations qui y étaient liées. L’odeur de la cire sur le parquet, du papier ancien, de la mousse humide ou des encres épaisses plongent la lectrice dans un monde tactile et olfactif. Cet usage des sens n’était pas innocent mais reflétait l’implication physique de l’auteure dans l’acte d’écrire.
L’odeur du papier ancien et de l’encre noire : un voyage dans le passé
Marguerite Yourcenar nourrissait une véritable passion pour les papiers anciens. Elle choisissait elle-même ses supports, souvent du papier vergé, à la teinte jaunie ou ivoire. Ces feuillets avaient une odeur bien spécifique, mélange de cellulose vieillie et parfois même de moisissure noble. C’est cette fragrance douce, presque nostalgique, qui conditionnait son esprit à écrire. Elle disait que l’odeur du papier ancien l’aidait à « entrer dans l’Histoire ».
Dans une lettre à son compagnon et éditeur Grace Frick, elle raconte comment l’odeur de certains livres anciens de son enfance l’avait marquée au point de réapparaître spontanément à l’écriture de Mémoires d’Hadrien. L’encre, autre élément olfactif fort, jouait aussi un rôle. Yourcenar écrivait souvent à la main, utilisant une encre noire dense au parfum métallique et âcre. Ces éléments, réunis dans l’instant de la création littéraire, formaient une atmosphère enveloppante propice à la concentration et à l’évocation du passé.
Mont Des Cats et les effluves de la nature
Durant ses années de travail en Belgique, Marguerite Yourcenar passait du temps dans la région du Mont des Cats, un lieu empreint de solitude et de nature intacte. Elle aimait y marcher avant de se mettre à écrire. Les odeurs que l’on y rencontrait – herbes coupées, pluie sur la terre, bois humide – faisaient partie intégrante de sa préparation mentale. Ces senteurs brutes réactivaient chez elle des mémoires sensorielles profondes, notamment celles de ses étés passés dans la maison familiale du Nord.
Ce genre de lien entre écriture et environnement rappelle l’expérience d’autres auteures dont les habitudes singulières inspiraient leur style. Isak Dinesen, par exemple, conservait des objets très particuliers pour retrouver ses états d’écriture. Le lien entre le toucher ou l’odorat et la disposition à créer n’est donc pas simplement symbolique mais profondément structurel.
Un parfum de mémoire et d’inspiration
Il serait tentant d’imaginer que Marguerite Yourcenar utilisait un parfum spécifique, comme une signature olfactive capable de l’accompagner dans l’écriture. Néanmoins, rien dans ses lettres ou ses carnets ne mentionne un parfum commercial ou une fragrance précise, à la différence de certaines contemporaines qui ne juraient que par Chanel N°5 ou Shalimar. Le parfum de Yourcenar était plus diffus, moins identifiable. Il venait des choses naturelles, des matières premières : encre, papier, bois, terre, vent chargé de sel.
Ce choix non calibré est en cohérence avec son style littéraire : une langue sobre, sculptée, libre de toute coquetterie. Elle n’avait nul besoin d’un flacon pour recréer ses mondes intérieurs. Le simple arôme d’un livre ancien suffisait à convoquer l’empereur romain Hadrien ou Alexis, ce personnage en quête de sens et de confession.
La sensorialité comme porte vers l’écriture
Chez Marguerite Yourcenar, l’odorat n’était pas une fin mais une porte. Une porte vers l’éveil de la mémoire, de l’imaginaire et de l’émotion. Elle rejoignait ainsi d’autres autrices qui, avant elle ou parallèlement à elle, avaient fait de leur sensorialité une méthode d’accès à la littérature. Ninon de Lenclos, par son apparence théâtrale, ou Cristina Campo, dans sa quête d’harmonie formelle, exprimaient une intuition proche : écrire demande de retrouver un état interne, parfois difficile d’accès sans médiation sensorielle.
Yourcenar savait que ces odeurs, loin d’être de simples parfums, étaient de véritables lignes de fuite vers l’intime. Comme le disait Proust à propos de sa madeleine, l’odeur est un fil qui relie le présent à l’éternité des souvenirs. Chez Yourcenar, ce fil passait par la senteur des bibliothèques, des boiseries anciennes et de l’humus littéraire. Écrire, pour elle, était toujours un retour : retour aux origines, au passé, à l’invisible. Et l’odorat en était la clef.
Conclusion : écrire avec le nez, lire avec le cœur
Il est possible que certaines lectrices reconnaissent ce besoin d’atmosphère, cette intuition que le corps, dans ses moindres sensations, est impliqué dans le geste d’écrire ou celui de lire. À travers l’exemple discret mais révélateur de Marguerite Yourcenar, nous découvrons combien les odeurs peuvent devenir des alliées précieuses dans la quête de sens, de forme et de beauté littéraire.
Et qui sait ? Peut-être trouverez-vous vous-même, dans l’odeur d’un ancien roman, ou dans celle du papier d’une lettre manuscrite, une inspiration qui guidera vos propres élans créatifs. Car comme Simone Weil l’a démontré en glissant des vers dans ses poches pendant la guerre, la littérature est un acte incarné, un lien entre la matière du monde et la vibration de l’âme.