En adaptant Little Women (ou Les Quatre Filles du docteur March en français), Greta Gerwig a insufflé une modernité nouvelle à ce roman emblématique de Louisa May Alcott, publié pour la première fois en 1868. Cette œuvre a traversé les décennies, touchant des générations de lectrices par ses thèmes intemporels : le passage à l’âge adulte, la sororité, les ambitions contrariées et les choix de vie. Le film de Gerwig, sorti en 2019, se distingue nettement des précédentes adaptations par sa structure narrative novatrice, sa lecture féministe affirmée et son esthétique soigneusement pensée. Voici un tour d’horizon des différences majeures entre le roman et cette adaptation cinématographique très remarquée.
1. Une narration non linéaire dans le film de Greta Gerwig
Dans le roman original, Louisa May Alcott adopte une chronologie linéaire : l’histoire suit les sœurs March – Meg, Jo, Beth et Amy – depuis leur adolescence jusqu’à leur entrée dans l’âge adulte, dans le contexte de la guerre de Sécession. Greta Gerwig, quant à elle, choisit de déconstruire ce récit classique. Elle met en place une narration non linéaire, alternant entre souvenirs d’enfance et passages de la vie adulte. Cette approche offre une profondeur émotionnelle différente, permettant au spectateur de lire les moments clés de manière rétrospective, reforgeant ainsi les connexions émotionnelles entre les événements.
Par exemple, dans le film, la mort de Beth est présentée en deux temps : d’abord une scène où elle semble se rétablir, puis le véritable adieu. Cette structure narrative accentue la charge émotionnelle en exploitant l'attente du spectateur. Ce choix accentue également les contrastes entre l’innocence de l’enfance et les compromis de la vie adulte.
2. Une lecture féministe plus marquée
Bien que Louisa May Alcott ait été, en son temps, une femme progressiste, certaines conventions de l’époque demeurent présentes dans le roman. Alcott elle-même n’était pas satisfaite de devoir faire « se marier » Jo à la fin de l’histoire, victime du diktat éditorial de son époque. Greta Gerwig prend cette contrainte à bras-le-corps dans son adaptation. Elle suggère que le mariage de Jo avec Bhaer pourrait être une invention éditoriale — un compromis pour que son roman soit publié — plutôt qu’une réalité vécue par le personnage. Cela transforme la fin du film en une mise en abyme du processus d’écriture, reflétant les propres frustrations d’Alcott.
Ce point rejoint le traitement de l’ambition artistique de Jo. Dans le roman, celle-ci est présente, mais souvent refoulée au profit du devoir familial. Dans le film, elle devient centrale. Jo incarne une femme moderne, tiraillée entre sa passion pour l’écriture et les injonctions sociales pesant sur les femmes de son époque. Ce repositionnement contribue à une lecture profondément engagée de l’histoire.
3. Le personnage d’Amy March réhabilité
Dans le roman, Amy est souvent perçue comme la sœur capricieuse, celle qui brûle le manuscrit de Jo, qui part à Paris et épouse le prétendant de sa sœur. Le livre propose une évolution du personnage, mais sans toujours réussir à éveiller la pleine sympathie du lecteur. Greta Gerwig, aidée par l’interprétation sensible de Florence Pugh, fait d’Amy une artiste à part entière, ambitieuse et lucide sur les réalités économiques de son époque.
Une des scènes les plus emblématiques du film est celle où Amy parle à Laurie de la nécessité pour une femme de se marier parce qu’elle ne peut pas hériter, ni bâtir une fortune par ses propres moyens. Ce passage n’existe pas tel quel dans le roman. Il permet au personnage de sortir du cliché romantique pour incarner une voix pragmatique et féministe. Une réévaluation bienvenue qui donne de la nuance au personnage d’Amy.
4. Une esthétique visuelle au service de la narration
Le roman repose sur une narration littéraire très intérieure. Louisa May Alcott s’inscrit dans une tradition réaliste, plaçant ses héroïnes dans un cadre domestique où les émotions priment. Greta Gerwig, de son côté, utilise la richesse expressive du cinéma pour traduire ces sentiments : des plans baignés de lumière dorée pour les souvenirs heureux, une palette de couleurs désaturée pour les scènes du présent, des décors méticuleux reconstituant le Massachusetts du XIXe siècle.
La réalisatrice fait également appel à la musique, signée Alexandre Desplat, pour souligner les émotions, et construit ainsi une atmosphère qui réinvente l’intimité familiale tout en rendant hommage à la littérature originelle. Cette transposition visuelle fait écho à d’autres grandes adaptations comme celle de "Gatsby le Magnifique", qui valorisent l’esthétisme pour approfondir les thèmes du récit.
5. Des personnages secondaires réévalués
Dans l’adaptation cinématographique, plusieurs personnages secondaires bénéficient d’un traitement approfondi. Marmee, la mère des March, est interprétée par Laura Dern avec une complexité palpable. Greta Gerwig lui donne la parole pour exprimer ses frustrations face à son rôle de femme et de mère dans une société patriarcale. Ce n’est plus une simple figure maternelle idéale, mais une femme engagée, insatisfaite et spirituellement dense.
Le personnage de Laurie (joué par Timothée Chalamet) est également reconfiguré. Moins idéalisé que dans d’autres adaptations, il apparaît comme affectueux, mais immature, ce qui rend son rejet par Jo non seulement compréhensible mais aussi inévitable. En cela, Gerwig s’inscrit dans une tendance contemporaine de relecture critique des figures masculines romantiques que l’on retrouve également dans certaines adaptations de Jane Austen.
6. L'autrice, personnage intégré au récit
Enfin, l’un des choix les plus fascinants du film de Gerwig est d’intégrer l’identité même de Louisa May Alcott dans celui de Jo. Le film floute volontairement la frontière entre la fiction et la réalité, en montrant Jo négociant les droits de son livre à l’impression, un moment tiré de la véritable biographie de l’autrice. Là où le roman tient la fiction à distance, le film embrasse l’héritage de son autrice et restitue au texte son origine militante et autobiographique.
Conclusion : deux formats, deux lectures d'une même œuvre
Le film de Greta Gerwig ne trahit pas le roman de Louisa May Alcott : il le revisite, le complète, en propose une lecture contextuelle et féministe adaptée à notre époque. Là où le roman est un produit du XIXe siècle, le film est un miroir du XXIe. Ensemble, ils dialoguent, se répondent. C’est cette richesse de perspectives qui rend le duo roman/film si passionnant à analyser.
Pour les lectrices passionnées de littérature adaptée au cinéma, d’autres analyses de ce type vous attendent sur notre blog, notamment autour de "Les Hauts de Hurlevent" ou encore "Call Me By Your Name".