Clarice Lispector fascine autant par ses romans expérimentaux que par sa vie intérieure, tenue à distance du monde par des carnets restés longtemps inaccessibles. Ces fragments, notes éparses, pensées fulgurantes, ne sont pas seulement des brouillons d'œuvres majeures : ils dévoilent un rapport organique à l’écriture, flirtant avec la poésie visuelle. Dans cet article, nous plongeons dans les arcanes de ses carnets pour explorer comment Clarice Lispector dérobe le langage à sa forme linéaire pour créer des images mentales presque picturales.
Qui était Clarice Lispector, au-delà de ses romans ?
Née en Ukraine en 1920 et émigrée au Brésil dans la petite enfance, Clarice Lispector reste une énigme littéraire majeure du XXe siècle. Si des titres comme La Passion selon G.H. ou L’Heure de l’étoile figurent parmi les chefs-d'œuvre les plus novateurs de la littérature en langue portugaise, peu de lectrices savent qu’une grande partie de son travail d’exploration intérieure s’est fait en marge de la publication.
Dans ses carnets, rassemblés en partie posthume dans des ouvrages comme Clarice Lispector: Todos os Contos ou encore certaines éditions critiques de ses journaux, l'écrivaine brésilienne compose un laboratoire de langage. Il ne s’agit pas de journaux intimes classiques, mais d’une forme hybride entre écriture automatique, esquisses philosophiques et poésie visuelle.
Les carnets comme espace d'expérimentation formelle
Les carnets de Clarice ne suivent pas l’ordre d’un journal classique. Parfois alignés verticalement, parfois structurés autour d’un mot isolé répété plusieurs fois, ils perturbent la lecture linéaire. La disposition du texte, avec des vides, des silences, des parenthèses ouvertes sans fermeture, fait partie intégrante du sens. Lispector utilise la page comme un espace plastique, ce qui crée un lien indéniable avec la poésie visuelle, courant artistique centré sur l’agencement spatial des mots pour provoquer une émotion sensorielle ou réflexive.
On y voit la similarité avec certains procédés d’Emily Brontë dont les écrits secrets retrouvés ont également révélé une approche intuitive du langage pictural.
La poésie visuelle comme extension de la pensée claricienne
Certains critiques comme Benedito Nunes ont relevé que chez Lispector, le mot devient matière. Il ne désigne plus uniquement, il agit. Une page de carnet peut ainsi contenir une seule phrase, parfois un seul mot, mais chargé d’un poids métaphysique, sculpté par le silence qui l’entoure. Cela entre en parfaite résonance avec les principes de la poésie visuelle telle que pratiquée par Eugen Gomringer ou les poètes concrets brésiliens dont Haroldo de Campos et Décio Pignatari, contemporains de Lispector.
Bien que Clarice ne soit pas directement affiliée à ces mouvements, son usage des ruptures textuelles, des répétitions denses et de l’ellipse graphique s’inscrit dans une recherche semblable. La langue y est vue comme un objet à modeler, plutôt qu’un outil de pure communication.
Influence sur les artistes et écrivaines contemporaines
La dimension visuelle de ses carnets a influencé nombre d'artistes qui travaillent à la jonction du texte et de l’image. Sophie Calle, par exemple, qui mêle textes intimes et photographies, trouve une consonance profonde avec l'héritage de Lispector. Dans le monde de la mode littéraire féminine, on ressent aussi cette volonté de rendre hommage à ce genre d’écriture fragmentaire et intuitive, notamment dans les projets éditoriaux ou textiles nourris de citations sensibles, comme ceux portés par MUSE BOOK CLUB.
Ce mode d'écriture rappelle également l'esthétique adoptée par Lou Andreas-Salomé dans certains de ses essais, où chaque paragraphe semble vouloir se suffire à lui-même comme un aphorisme visuel.
Un regard intime sur la matérialité du langage
Les carnets de Clarice sont aussi un lieu de mise à nu — pas seulement psychologique, mais linguistique. La langue y perd son autorité, devient poreuse, sujette à des accidents, des saignées qui en disent plus que les mots eux-mêmes. Elle ne veut pas « faire joli », ni « faire sens » au sens académique du terme. Elle cherche simplement à être, dans une frontalité qui rappelle étrangement certains carnets d’George Eliot, où les ratures et les décalages sont aussi intéressants que le texte lui-même.
Chez Clarice, le mot n’est pas décoratif : il est soulèvement, surgissement. Le carnet devient alors un antre, un lieu d'apparition du mystère — non pas comme énigme à résoudre, mais comme présence silencieuse à contempler. La page est un miroir, mais brisé, où chaque éclat reflète une possibilité du monde intérieur.
Un héritage pour les lectrices sensibles au langage
Clarice Lispector laisse un legs pour celles qui, aujourd’hui, cherchent dans la littérature autre chose qu’un récit suivi ou une intrigue fermée. Ses carnets offrent un espace de résonance intime à toutes les femmes qui griffonnent des phrases dans les marges de leurs livres, qui dessinent autour d’un mot juste parce qu’il « sonne vrai », qui ressentent le besoin vital d’inscrire un fragment de soi quelque part. À toutes ces lectrices, elle tend une main invisible.
Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve des motifs similaires chez d’autres grandes figures féminines de la littérature : Edith Wharton, par exemple, dont l’univers littéraire se reflète jusque dans ses choix d’aménagement d’intérieur. Chaque écrivaine façonne un monde, et Clarice Lispector, par ses carnets fragmentés, a su rendre ce monde presque tactile.
Conclusion : redécouvrir le langage par l’image
Feuilleter les carnets de Clarice Lispector, c’est accepter d’entrer dans un texte encore en train de naître, loin des conventions de lecture traditionnelles. C’est nourrir notre propre rapport au langage — cette matière vive qu’on tord, qu’on cherche, qu’on esquisse comme un geste amoureux ou une prière silencieuse. En cela, Lispector ne nous dit pas seulement comment écrire ou lire : elle nous dit comment habiter le langage. Et ce geste-là, pourtant invisible, est le socle même de toute lecture profonde.