Depuis sa première publication en 1947, Le Journal d’Anne Frank est devenu un document incontournable du témoignage sur la Shoah vécu à hauteur d’adolescente. Écrit entre 1942 et 1944 alors qu’elle se cachait dans l’Annexe secrète d’Amsterdam avec sa famille, le journal d’Anne Frank incarne une voix unique : celle de l’intime confrontée à l’horreur collective. Forcément, un tel témoignage a suscité des adaptations au cinéma. Mais peut-on réellement rendre justice à une œuvre aussi introspective sur grand écran ?
Le Journal d’Anne Frank : un récit intime et introspectif
Avant toute analyse des adaptations cinématographiques, il est important de comprendre ce qui fait la force du texte original. Le journal, remanié par Anne elle-même à la suite d’un appel lancé à la radio par le gouvernement en exil des Pays-Bas qui invitait les Néerlandais à conserver leurs documents personnels en vue de leur publication après-guerre, est un mélange bouleversant d’innocence adolescente, de lucidité précoce et de talent littéraire.
Anne Frank s'y livre sans filtre : elle parle de ses conflits avec sa mère, de ses rêves d’écrivaine, de son amour naissant pour Peter, du monde extérieur et de ses peurs grandissantes face à la montée du nazisme. C’est un texte profondément personnel, porté par une voix singulière qui combine la candeur, la réflexion et une incroyable maturité émotionnelle.
Une première adaptation emblématique mais datée : le film de 1959
La première adaptation cinématographique majeure date de 1959. Réalisée par George Stevens, The Diary of Anne Frank, basée sur la pièce de Frances Goodrich et Albert Hackett, fut saluée pour son traitement respectueux mais demeure prisonnière des conventions hollywoodiennes de l’époque. Millie Perkins y incarne une Anne idéalisée, parfois trop éloignée de la complexité réelle de la jeune fille qui écrivait dans son journal.
Le choix de la langue (anglais), de la mise en scène (très théâtrale) et l’omission de certaines tensions internes au groupe en font une version édulcorée du texte original. Les producteurs, de crainte de heurter la sensibilité du public d’après-guerre, ont gommé certains aspects les plus dérangeants du journal : la sexualité adolescente, les conflits de personnalité, voire certaines réflexions critiques d’Anne sur l’Église ou la politique. On est donc face à une œuvre fidèle dans la trame historique mais partielle sur le plan émotionnel et intellectuel.
Si ce traitement rappelle certaines approches d’adaptation prudente, comme on l'observe dans l’adaptation d’Une vie de Simone Veil, il pose une question : peut-on effacer certains aspects d’un témoignage pour en faciliter la réception ?
Les versions télévisées et documentaires : entre reconstitution et émotion
De nombreuses adaptations télévisées ont vu le jour par la suite, en particulier dans les années 1980-2000. Parmi elles, la mini-série de la BBC en 2009 se distingue par une tentative de revenir à une Anne plus fidèle à ses écrits. Ellie Kendrick incarne une Anne sensible, affirmée, parfois colérique, mais toujours animée par une force intérieure. Cette représentation nuancée a été saluée pour son réalisme émotionnel. Grâce à un format étendu, la série a pu explorer plus en profondeur les relations complexes au sein de l’Annexe et les dilemmes adolescents d’Anne.
Côté documentaire, l’approche diffère : il ne s’agit plus de rejouer le texte mais de l’éclairer, de le contextualiser. Le film Anne Frank Remembered (1995), Oscar du meilleur documentaire, croise extraits du journal, archives et témoignages de proches. Ce travail, plus fidèle intellectuellement, replace Anne dans la réalité historique sans en trahir la voix.
Ces formats plus sobres, moins fictionnels, rejoignent la volonté de certaines adaptations littéraires – comme la série Les Piliers de la terre – de privilégier une fidélité d’esprit plutôt qu’une simple reconstitution esthétique.
Les limites de l’adaptabilité littéraire du Journal d’Anne Frank
Adapter un journal intime pose toujours des défis majeurs. En premier lieu, la voix : celle d’un écrivain (ici une adolescente) qui pense pour elle-même et pour un lectorat implicite. Cette voix est toujours plus difficile à rendre à l’écran que dans un roman traditionnel. Les monologues intérieurs deviennent des voix off, souvent redondantes ou mal dosées. De plus, visuellement, l’action est quasiment absente du journal : l’Annexe est un huis clos constant, ce qui peut limiter l’intérêt dramatique dans un médium comme le cinéma qui repose fortement sur le visuel et le rythme narratif.
Certaines adaptations essaient alors d’« ouvrir » la narration : en montrant l’extérieur, la rafle finale, ou en introduisant des perspectives autres que celle d’Anne. Or, ce choix peut nuire à l’intensité de l’immersion. À force de chercher à romancer, on s’éloigne finalement de ce que le journal rend le mieux : l’immobilité, la peur latente, l’enfermement psychologique…
À qui s’adresse l’adaptation ? Entre devoir de mémoire et audience jeunesse
Certaines adaptations du Journal d’Anne Frank visent clairement un public scolaire : elles sont pédagogiques, accessibles, avec une volonté d’initier à la mémoire de la Shoah sans plonger trop profondément dans ses aspects les plus sombres. C’est une démarche compréhensible, mais elle soulève une inquiétude : celle de rendre le journal d’Anne « acceptable », presque neutre, au lieu de transmettre l’impact réel de ses mots. Anne Frank ne souhaitait pas simplement témoigner de son quotidien : elle voulait que son journal survive pour dire l’absurdité de la haine, pour porter une voix qui était souvent niée à sa génération.
Des adaptations comme le film d’animation Où est Anne Frank ? (2021) du réalisateur Ari Folman cherchent à redonner du souffle à cette voix en inventant une approche métaphorique : on suit Kitty, l’amie imaginaire à qui Anne adressait son journal, devenue personnage principal. Ce moyen détourné permet de raviver les idéaux d’Anne et de les inscrire dans le monde d’aujourd’hui, mais ce choix prend le risque d’éloigner le spectateur du texte historique.
Lecture et cinéma : deux manières complémentaires d’appréhender l’œuvre
Peut-on dire alors qu’une adaptation fidèle est réellement possible ? Sans doute pas au sens strict. Les niveaux de lecture, les non-dits, la densité du vécu d’Anne dépassent largement le format cinématographique. Toutefois, certaines œuvres parviennent à transmettre une émotion proche, à créer une résonance. La qualité d’une adaptation peut alors se mesurer non pas à sa précision mais à sa capacité à inciter à lire (ou relire) le journal.
Ce phénomène d’aller-retour entre livre et écran se retrouve aussi dans d’autres œuvres littéraires et cinématographiques, comme La délicatesse de David Foenkinos ou encore Forrest Gump, où l’œuvre originelle prend un sens nouveau par le contraste entre ses supports.
Conclusion : lire avant de voir, toujours
Aucune adaptation du Journal d’Anne Frank n’est parvenue à restituer toute sa richesse émotionnelle, intellectuelle et littéraire. Et cela n’est pas un échec du cinéma : c’est tout simplement la preuve que certaines œuvres, plus que d’autres, restent irréductibles. Elles nous rappellent que lire, c’est entendre une voix dans sa nudité la plus radicale, sans mise en scène, sans filtre. Anne Frank écrit pour ne pas disparaître, pour témoigner au-delà de sa disparition. La lire, c’est entendre ce cri. La voir, c’est parfois suffisant pour éveiller un écho. Mais c’est la lecture qui, seule, nous rend vraiment sa présence.