Le roman Eleanor Oliphant is Completely Fine de Gail Honeyman, paru en 2017, s’est imposé très rapidement comme un phénomème littéraire. Lauréat du Costa First Novel Award, le livre s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde. Avec une héroïne aussi singulière qu’attachante, ce récit subtil d’émancipation émotionnelle a séduit un public en quête de personnages féminins nuancés.
C’est donc sans surprise que son adaptation cinématographique a été annoncée. Produite par Reese Witherspoon au travers de sa société Hello Sunshine, le film est en développement depuis quelques années. Mais que peut-on réellement attendre de cette adaptation après avoir lu le roman ? Cette question revient souvent dans l’esprit des lectrices qui cherchent à revivre l’émotion littéraire sur grand écran — et il se pourrait bien que le passage au cinéma transforme profondément notre perception d’Eleanor.
Qu’est-ce qui fait la force du roman « Eleanor Oliphant is Completely Fine » ?
Avant d’analyser les attentes liées au film, il convient de rappeler ce qui fait l’essence même du roman de Gail Honeyman. L’histoire est narrée à la première personne par Eleanor, une jeune femme de 29 ans, solitaire, légèrement cynique, et surtout extrêmement routinière. Elle travaille dans un bureau, passe ses week-ends seule avec de la vodka et une pizza surgelée, et cache de lourds traumatismes derrière son comportement socialement maladroit.
Cette narration à la première personne est cruciale. Elle installe une proximité intime avec Eleanor, tout en nous laissant peu à peu découvrir les failles dissimulées derrière sa voix apparemment froide. Le roman laisse émerger, avec finesse, des bribes d’un passé douloureux, sans jamais tout révéler d’un coup. Ce rythme lent et progressif de révélation, ajouté à l’humour involontaire d’Eleanor, est ce qui rend la lecture aussi riche émotionnellement.
Ce qui fascine également les lectrices, c’est le parcours d’évolution intérieure d’Eleanor. À la manière de romans comme « Avant toi » de Jojo Moyes, on suit une héroïne qui se transforme lentement au contact des autres, en particulier grâce à sa relation avec Raymond, un collègue attentionné. Le tout sans tomber dans le piège de la romance traditionnelle ou du papier glacé.
Les défis de l’adaptation cinématographique du roman
Adapter un roman à la première personne implique inévitablement des choix narratifs. La singularité de la voix intérieure d’Eleanor, faite de réflexions sociales piquantes, d’incapacité à décoder les codes sociaux et de dialogues intérieurs désarmants, risque de se perdre dans une version cinématographique qui se doit d’être plus visuelle que textuelle.
Le scénario devra choisir entre :
- Faire parler Eleanor en voix off pour rester fidèle à son monologue intérieur
- Extérioriser ses pensées par des dialogues, au risque de diluer sa complexité
Ces choix influenceront profondément la perception du personnage. Que l'on pense, par exemple, à l’adaptation de « Brooklyn » de Colm Tóibín : le film était élégant, mais peinait parfois à restituer la richesse émotionnelle du roman porté par une narration très interne.
Autre défi de taille : le ton. Le roman oscille entre drame, comédie sociale et récit de reconstruction psychologique. C’est un ouvrage qui traite de solitude extrême, d’abus émotionnels, de syndrome post-traumatique — mais avec beaucoup de subtilité et d’humour. La transposition de cette combinaison rare de gravité et de légèreté risque de perdre en finesse au cinéma, les films ayant parfois tendance à lisser ou exagérer pour plaire à un public plus large.
Ce que les fans du roman espèrent (ou redoutent) du film
Les attentes autour du film sont teintées d’enthousiasme, mais aussi d’appréhension. Voici quelques éléments que les lectrices espèrent retrouver :
- Un casting représentatif, avec une actrice capable d’incarner à la fois la maladresse, la rigidité et la vulnérabilité d’Eleanor
- Une fidélité au développement psychologique du personnage, sans raccourcis émotionnels
- Une répartition équilibrée entre humour et douleur, fidèle au style du roman
- Le maintien de personnages secondaires affectueux, notamment Raymond, dans leur justesse humaine
Mais beaucoup de lectrices redoutent que le film s’éloigne trop de la complexité du roman. Il suffit de penser à des adaptations controversées comme celle de « Twilight », où la version cinématographique a éclipsé la sensibilité introspective de la saga pour se concentrer sur la romance et l’action visuelle.
Un autre exemple de transposition délicate est celui d’Harry Potter, où certains aspects psychologiques complexes des personnages (en particulier la solitude d’Harry dans les premiers tomes) se retrouvent atténués à l’écran.
Un film « feel good » ou un portrait de la solitude féminine ?
Le genre du film sera également déterminant. Le roman de Gail Honeyman est souvent catalogué comme du « feel good », ce qui peut induire une attente erronée. En vérité, sous sa couverture légère et ses touches d’humour, le texte est profondément mélancolique. C’est un roman sur le deuil, la dépression, l'auto-survie — avec une rédemption lente et réaliste.
Si le film opte pour une approche trop édulcorée ou grand public, il pourrait trahir ce mélange équilibré. Cela a déjà été le cas dans d’autres adaptations, comme « Belle du Seigneur », qui perdait une part de la complexité philosophique du roman d’Albert Cohen.
Le pari serait donc de faire un film authentique, qui s’adresse à un public attentif et sensible à la brutalité douce de la trajectoire d’Eleanor. Un film qui laisse les silences parler, qui respecte la lenteur du processus de guérison, qui montre la solitude sans l'exotiser ou la résoudre trop rapidement.
Faut-il lire (ou relire) le roman avant la sortie du film ?
Sans hésiter : oui. La lecture offre non seulement une meilleure compréhension du personnage, mais aussi une expérience émotionnelle beaucoup plus immersive. Ce roman se lit certes facilement, mais laisse une empreinte durable.
Et pour celles qui l’auraient déjà lu, une relecture peut enrichir la future vision du film. Elle permettra d’identifier les choix narratifs faits par les scénaristes et d’évaluer si le film restitue l’âme profonde d’Eleanor ou la simplifie pour une consommation plus rapide.
Le roman de Gail Honeyman fait penser à une toile de Vermeer : tout est dans les détails. Et c’est précisément cette précision silencieuse qui pourrait disparaître au cinéma. Raison de plus pour savourer dès maintenant le texte original dans toute sa richesse littéraire.