« Là où chantent les écrevisses », roman de Delia Owens publié en 2018, est devenu rapidement un phénomène d’édition mondial. Ce récit d’apprentissage aux accents de nature writing, mêlant enquête criminelle et poésie sauvage, a été adapté au cinéma en 2022 par Olivia Newman, produit par Reese Witherspoon. Pour les lectrices férues d'adaptations, une question s’impose : le film rend-il justice à l’univers littéraire si riche du roman ? Dans cet article, nous plongeons dans les spécificités de cette adaptation, pour explorer ce que le passage à l’écran conserve — et ce qu’il perd — de l’expérience de lecture originelle.
Un roman immensément visuel et sensoriel
Avant d’évaluer le film, il faut comprendre la matière littéraire si particulière qu’était le roman à la base. « Là où chantent les écrevisses » s’ancre dans les marais de Caroline du Nord, un environnement à la fois somptueux et hostile. Delia Owens, biologiste de formation, dépeint la nature avec une minutie et une sensibilité presque documentaire. Chaque plante, chaque envolée d’oiseau participe à la construction de l’univers intérieur de Kya, l’héroïne solitaire et sauvageonne du récit.
Le roman fonctionne parce qu’il est une plongée dans la tête de Kya — sa perception du monde, sa solitude, sa résilience. L’histoire alterne entre sa jeunesse dans les années 50 et une enquête policière dans les années 60, instaurant un double suspense : qui est vraiment cette jeune fille des marais, et a-t-elle tué Chase Andrews ?
En termes de styles, Owens propose une écriture poétique, sensorielle, où les descriptions gagnent autant d’importance que la narration. C’est un roman à l’atmosphère forte, qui offre à sa lectrice une expérience presque méditative — avec, par endroits, des éclats de tension dramatique.
Ce que le film conserve du roman
L’adaptation cinématographique d’Olivia Newman a été saluée pour sa fidélité narrative. Le scénario, coécrit par Lucy Alibar (connue pour « Les Bêtes du Sud sauvage »), embrasse les grandes lignes du livre. Kya, incarnée par Daisy Edgar-Jones, conserve son aspect en retrait mais intense. La construction en flashbacks est également respectée, offrant une immersion progressive dans le passé de l’héroïne.
La photographie du film constitue sans doute l’élément le plus réussi de l’adaptation. Les paysages de marais, les textures de l’eau, le bruissement des roseaux à l’aube : le visuel tente sincèrement de rendre la beauté et la puissance silencieuse du territoire de Kya. La nature devient personnage à part entière dans le film, ce qui est fidèle à l’intention de l’auteure.
La bande originale, comprenant notamment la chanson « Carolina » écrite et interprétée par Taylor Swift, contribue à créer un halo mélancolique autour du récit, en harmonie avec le ton du roman.
Les limites de l’adaptation : narration intérieure et perception poétique
Là où le film peine à convaincre, c’est dans sa restitution de la profondeur psychologique de Kya. Le roman s'attarde longuement sur la solitude intérieure, l’apprentissage par l’observation, la transformation d’une fillette abandonnée en femme résiliente. Le film, contraint par le format et les impératifs narratifs du grand public, ne peut pas rendre cette introspection aussi longuement.
La narration visuelle s’éloigne inévitablement du rythme lent et méditatif du texte. Certaines scènes profondément émotionnelles dans le roman — la première lecture pour Kya, la découverte de la poésie contrebandière de sa mère, ou ses moments de complicité avec Tate dans le marais — se retrouvent parfois survolées à l’écran, ou chargées de symbolisme parfois trop appuyé.
Un autre point critique concerne le traitement plus lisse de thématiques pourtant centrales dans le roman : la pauvreté systémique, la marginalisation des femmes seules, le racisme latent dans cette Amérique du Sud des années 50-60. Le livre évoque ces éléments en toile de fond, sans surenchère, mais leur présence est essentielle. Le film peine à en transmettre toute la complexité.
Public visé et réception critique : deux œufs dans le même panier ?
Comme pour d'autres adaptations marquantes, tel que « La voleuse de livres », la réception du film « Là où chantent les écrevisses » a divisé. Les lectrices du roman, déjà conquises par la richesse du texte, ont parfois été déçues d’un film qui effleure quand elles attendaient de plonger à nouveau. En revanche, pour un public découvrant l’histoire sans avoir lu l’ouvrage, l’adaptation offre un récit poignant, bien rythmé, visuellement séduisant. Un effet que l’on a souvent observé dans les adaptations sentimentales comme « Avant toi » de Jojo Moyes.
Cette divergence de perception s’explique en partie par les attendus différents : la lectrice cherche à retrouver la richesse émotionnelle et stylistique du roman ; la spectatrice de film grand public attend une intrigue bien menée, des personnages attachants, un dénouement percutant.
Un intérêt croisé : redécouvrir le roman grâce au film, et inversement
Pour les femmes sensibles à la manière dont les œuvres littéraires traversent l’objectif de la caméra, cette adaptation reste une invitation. Elle ne remplace pas le roman, loin de là ; mais elle peut susciter la curiosité. Nombreux sont les cas où une adaptation imparfaite attire néanmoins l’attention sur une œuvre injustement méconnue. Et certaines d’entre vous découvriront peut-être, en visionnant le film, l’envie de lire — ou relire — ce roman à l’atmosphère si unique.
À ce titre, le chemin que prend Hollywood pour revisiter la littérature féminine contemporaine est digne d’intérêt. Que ce soit « Eleanor Oliphant » ou des romans plus poétiques comme « Le Livre de Perle », chaque adaptation soulève la même question : que reste-t-il d’un livre quand on le filme ? Et comment une œuvre peut-elle survivre à son déplacement d'un média à un autre ?
Conclusion : une adaptation honorable, mais à lire avant de voir
« Là où chantent les écrevisses » fait partie de ces œuvres où la lecture précède idéalement le visionnage. Le film, malgré ses qualités esthétiques et une fidélité globale au scénario, perd une partie de la densité émotionnelle et poétique du roman. Mais il a pour vertu d’attirer de nouvelles lectrices vers cette pépite littéraire, et d’ouvrir des discussions passionnées sur ce qui fait vraiment la magie d’une lecture.
À toutes celles qui aiment sentir le vent salé dans les pages, suivre les mouvements de la faune dans l’encre d’une narration sensible, et analyser comment les mots deviennent images — ce film est une étape sur le chemin, mais le livre reste la destination.