Virginia Woolf reste une figure majeure de la littérature moderniste du XXe siècle. Connue pour ses œuvres novatrices telles que Mrs Dalloway, Vers le phare ou encore Les Vagues, elle était aussi une femme aux habitudes singulières, entre génie créatif et troubles profonds. Parmi les bizarreries qui ont ponctué sa routine d’écrivaine, une manie étrange se détache : celle d’écrire debout. Pourquoi cette posture peu commune ? Que révèle-t-elle de son rapport à l’écriture et à son propre corps ? Partons sur les traces de cette manie méconnue.
Pourquoi Virginia Woolf écrivait-elle debout ?
L’écriture debout est souvent associée à des figures masculines comme Ernest Hemingway ou Winston Churchill. Pourtant, Virginia Woolf adoptait également cette posture, non pas sur un pupitre d’atelier ou une table ergonomique, mais sur une console surélevée installée par son mari Leonard. Dans Virginia Woolf: A Writer's Life d’Hermione Lee, on découvre que cette habitude lui venait notamment du souci de préserver sa santé, à une époque où elle traversait de fréquentes crises de fatigue et de mélancolie.
La raison première était physiologique. Woolf souffrait de douleurs constantes, et il semble qu’écrire debout lui apportait une certaine forme de soulagement physique. Mais au-delà du confort, cette posture influe aussi sur le rythme de la pensée et des phrases. Debout, le corps est moins passif, plus engagé. Cela cadence différemment le flot des mots. Virginia elle-même disait que sa pensée glissait mieux dans cet élan, presque comme si son esprit voulait accompagner le mouvement de son corps.
La posture de l’écriture : entre contrôle et liberté
L’acte d’écrire n’est jamais neutre, ni dans sa forme ni dans son fond. Woolf avait une conception profondément incarnée de ce geste. Écrire debout, c’était, pour elle, se tenir dans une posture de vigilance. Une manière de ne pas se laisser absorber par la passivité de la chaise, de l'instant figé. Cela faisait écho à son désir constant d’autonomie et d’auto-définition, en tant que femme et en tant qu’artiste.
Dans l’essai Une chambre à soi, elle écrit : « Une femme doit avoir de l’argent et une chambre à elle pour écrire des romans ». Dans cette idée d’espace propre, elle inclut sans doute sa façon de s’y mouvoir. La verticalité, le fait d’être droite et présente, faisait de l’écriture une activité aussi volontaire que pensée. Elle n’écrivait pas pour exister, elle existait au moment précis où elle écrivait.
Si cela vous fascine, sachez que d’autres femmes écrivaines ont aussi développé des rituels étonnants. Par exemple, Emily Dickinson écrivait majoritairement enfermée dans sa maison familiale sans quasiment jamais en sortir…
Un lien étroit entre écriture et état mental
Virginia Woolf a souffert de troubles mentaux tout au long de sa vie. Diagnostiquée aujourd’hui comme atteinte de trouble bipolaire, elle a traversé plusieurs épisodes graves de dépression. L’écriture, malgré sa difficulté, était l’un de ses remèdes, ou au moins un refuge. Le fait d’écrire debout semble avoir accru cette perception d’une frontière entre elle et ses pensées. Cela créait une sorte de distance physique symbolique entre l’émotion et l’encre.
Son journal témoigne à de multiples reprises de cette lutte quotidienne pour maintenir un équilibre fragile. Le mouvement qu’implique une posture debout – se pencher, se redresser, bouger – faisait peut-être office de soupape. Écrire devenait aussi un exercice corporel, une manière de canaliser l’angoisse.
Woolf affirmait également que l’acte d’écriture permettait d’extraire une réalité intérieure, souvent chaotique, pour la dompter par le langage. Cet effort de mise à distance, elle le formula comme une discipline, une façon de rester "honnête" avec l’œuvre. Écrire debout demandait du corps, donc de l’énergie, donc de la conscience.
Un geste à contre-courant pour une femme en avance sur son temps
À une époque où les normes bourgeoises prédominaient, le simple fait pour une femme d’écrire de la fiction était déjà un geste subversif. Le faire debout ajoutait une couche symbolique : c’était rompre avec l’image de la femme douce, docile, recluse dans son fauteuil, plume en main. Woolf se dressait, littéralement, contre les conventions.
L’historienne Brenda Silver explique que la symbolique du "debout" chez Virginia participe directement de son projet féministe. S’affirmer physiquement à travers la posture corporelle, c’est aussi envoyer un message clair à son lectorat : cette voix que vous entendez ne vient pas de quelqu’un de recroquevillé, mais d’une femme qui se tient debout, droite, décidée.
On retrouve cette énergie dans les héroïnes de Woolf, comme Clarissa Dalloway ou Mrs Ramsay, des femmes à la fois sensibles et puissantes, qui portent en elles la complexité du monde dans ce qu’il a de plus intime.
Ce qu’on peut apprendre de sa manie aujourd’hui
Pour celles qui écrivent encore à la main ou qui tiennent un journal, l’idée d’expérimenter un autre rapport au corps peut s’avérer intéressante. Écrire debout, ou même transcrire ses idées à voix haute tout en marchant, peut changer subtilement la manière dont notre cerveau structure ses propos. Cela demande une concentration différente, plus incarnée, presque plus primitive.
Dans une époque saturée d’écrans et d’assises prolongées, la démarche de Virginia Woolf trouve ainsi un écho contemporain. Être en mouvement tout en pensant, créer un lien concret entre corps et esprit, pourrait bien être un moyen de renouer avec une écriture plus intuitive, moins cérébrale en apparence, mais tout aussi profonde.
Si vous êtes une lectrice curieuse de ce qui anime les grandes plumes féminines, l’exploration des habitudes d’écriture de femmes comme Woolf ou Austen peut enrichir votre propre rapport à la lecture comme à la création.
Pour aller plus loin : lire Virginia Woolf autrement
Découvrir Woolf, c’est d’abord s’ouvrir à une littérature exigeante, mais d’une lumière rare. Ses romans sont denses, mais regorgent de fulgurances poétiques. Essayez Les Vagues pour une expérience de lecture sensorielle, ou Une chambre à soi pour sa puissance d’analyse féministe encore actuelle.
Et si la lecture vous semble ardue, pourquoi ne pas aborder son univers par le voyage ? D’autres suggestions de romans poétiques sont disponibles ici : 10 livres venus du monde entier pour lectrices en quête de beauté ou encore La lecture comme voyage.
La vie de Virginia Woolf nous rappelle que même derrière les phrases les plus délicates se cache une lutte invisible, parfois décisive. Et que le moindre geste, même celui d’écrire debout, peut faire partie intégrante de l’acte de création.