À travers l’œuvre de Doris Lessing, lauréate du prix Nobel de littérature en 2007, se dessine une vision profondément enracinée dans une manière de vivre spécifique : le mouvement, la liberté, et une capacité à recréer des espaces intérieurs partout où elle allait. Cette inclination au nomadisme n’était pas que littéraire ou conceptuelle. Elle se matérialisait aussi dans ses objets les plus familiers : livres, carnets, sacs, et autres formes d’une bibliothèque mobile qui l’accompagnait presque partout. Cet article explore comment Doris Lessing cultivait sa vie intellectuelle à travers une approche profondément matérielle et mobile de la littérature.
La bibliothèque mobile : une extension de soi
Doris Lessing n’a jamais été une femme attachée à un lieu, ni dans sa vie ni dans son écriture. Née en Perse (actuel Iran), ayant grandi dans une ferme en Rhodésie (actuel Zimbabwe), puis ayant vécu à Londres, sa vie est marquée par un perpétuel déplacement. Mais contrairement à d’autres écrivaines recluses dans un bureau figé, Lessing s’épanouissait dans une dynamique de mouvement, d’errance choisie, souvent nourrie par ses lectures.
Elle transportait avec elle des éditions annotées, des recueils de poésie, des correspondances, et des carnets de notes. Ce n’était pas une bibliothèque imposante par le volume, mais dense par la pensée. Chaque livre sélectionné avait une fonction, un rôle à jouer dans sa pensée créative. À la façon de Patricia Highsmith qui s’enveloppait de son fauteuil d’écriture toujours soigneusement installé où qu’elle soit, Lessing composait, pièce par pièce, sa propre bibliothèque mobile comme un rituel de présence au monde.
Doris Lessing : déplacements et choix de lecture
Les livres que Doris Lessing emportait en voyage révèlent énormément sur sa pensée. Ses choix incluaient souvent des auteurs politiques, philosophiques et poétiques : Simone Weil, Rainer Maria Rilke, Virginia Woolf, Carl Jung. Elle croyait aux livres capables d’éveiller et de transformer une lecture presque corporelle, faite dans la poussière, sur une chiffon ou accoudée à une table de fortune.
Dans ses interviews, elle évoque comment certains textes prenaient des sens nouveaux selon l’endroit où elle les lisait. Londres donnait à ses lectures un filtre gris et intérieur ; l’Afrique australe, une tension charnelle ; la campagne anglaise, une méditation lente. Ainsi, une même édition de Yeats ou de Sappho changeait de ton selon les paysages.
L’objet nomade comme outil littéraire
Les objets nomades de Doris Lessing ne se limitent pas à ses livres. Elle collectionnait également des sacs robustes mais confortables, des couvertures qu’elle utilisait autant pour se protéger lors de ses lectures à l’extérieur que pour asseoir un espace « sacré ». Une des grandes forces de Lessing était de savoir créer une bulle mentale et esthétique où qu’elle soit, grâce à peu d’objets — mais toujours choisis avec soin.
On pense immédiatement à d'autres écrivaines qui, comme elle, accordaient un grand poids symbolique à leur environnement littéraire portable. Toni Morrison, par exemple, écrivait enroulée dans un plaid qu’elle tricotait elle-même, un geste de soin et de recentrage dont nous avons parlé ici. De la même manière, Lessing transposait avec elle les conditions minimales d’un monde propice à la réflexion — où qu’elle se trouve.
Le carnet : mémoire nomade de la pensée
Dans son œuvre phare Le Carnet d’or (« The Golden Notebook », 1962), on retrouve l’importance structurelle des carnets comme outil littéraire. L’héroïne, Anna Wulf, divise sa vie en plusieurs carnets codifiés par couleur : noir pour l’écriture, rouge pour l’engagement politique, jaune pour la fiction, bleu pour les émotions personnelles. Le carnet devient extension du soi éclaté, instrument permettant de mettre de l’ordre dans le chaos de la pensée et des sentiments. Il n’est dès lors pas surprenant que Lessing s’entourait elle-même de nombreux carnets, remplis de notes manuscrites, de dessins, de réflexions fugitives.
Ces carnets formaient l’épine dorsale de ses déplacements : objets portables mais puissants, organisateurs du monde intérieur, et souvent seuls véritables compagnons de route. Ils ne fonctionnaient pas comme simples journaux, mais comme matrices créatives, des lieux de réécriture perpétuelle. On peut y retrouver un écho dans cette attention portée aux accessoires “inspirants” que d'autres autrices choisissaient de garder près d’elles.
Doris Lessing et l’esthétique du quotidien
Il faut souligner que Lessing n’a jamais été une esthète au sens visuel du terme, mais elle portait une grande attention aux objets dits “ordinaires”. Un coussin, une paire de chaussures, un poêle, une lampe de voyage. Pour elle, une belle journée d’écriture pouvait se passer en plein vent sur un tabouret inconfortable, à condition d’avoir du thé à portée de main et son sac de livres à ses côtés. Cette façon d’envisager le quotidien rejoint l’approche stylistique de certaines écrivaines du XXe siècle qui, loin du faste, cherchaient dans les micro-gestes un élan intellectuel durable. Une broche, un foulard ou une paire de gants pouvaient devenir tout aussi essentiels qu’un chapitre en cours. Comme pour Elsa Triolet et ses gants blancs en dentelle, certains détails vestimentaires ou pratiques participaient de l’élan créateur.
Ce que nous dit Doris Lessing aujourd’hui
À l’heure où tant de femmes lectrices vivent elles aussi dans un monde de transitions — entre métro et maison, écrans et silences, enfants et solitude choisie — la bibliothèque mobile de Doris Lessing nous enseigne une leçon simple : il est possible de cultiver l’esprit dans l’inconfort, dans le mouvement, dans la fragmentation.
Créer son propre univers transportable : une couverture choisie, une sélection de livres significatifs, un carnet de notes et un stylo privilégié. Ce geste — humble mais profondément structurant — permet de recréer chez soi, ou loin de chez soi, un sanctuaire littéraire. Cela rejoint une vision profondément incarnée de la lecture, où ce n’est pas seulement le contenu des livres qui nourrit, mais leur présence même, leur manipulation, leur insertion dans notre quotidien le plus matériel.
Doris Lessing donne aux lectrices d’aujourd’hui le droit d’affirmer que leur plaisir intellectuel ne dépend pas d’un temple figé, mais d’une capacité à transporter, à inventer, à improviser. Une bibliothèque qui tient dans un sac, c’est plus qu’un rangement : c’est une promesse de continuité. Et une littérature vivante, avant tout, se porte en soi comme un vêtement.