Dans une époque souvent marquée par la détresse, l’exclusion ou le bouleversement intérieur, l’expressionnisme littéraire est apparu comme une forme de résistance émotionnelle. Plus qu’un style ou une école, ce courant fut une tentative sincère de retranscrire les angoisses, les douleurs et les cris muets que le monde empêchait de formuler. À travers des mots bruts, déformés ou exacerbés, les écrivains expressionnistes ont choisi de faire jaillir l’indicible.
Qu’est-ce que l’expressionnisme littéraire ?
L’expressionnisme est né au tournant du XXe siècle, principalement en Allemagne, en réaction aux horreurs de la révolution industrielle, à la guerre imminente et à l’aliénation croissante de l’être humain dans la société contemporaine. Il ne s’agit pas d’un mouvement organisé avec un manifeste unique, mais plutôt d’un élan artistique collectif qui traverse plusieurs disciplines : peinture, théâtre, cinéma, et bien sûr, littérature. Les écrivains expressionnistes veulent rendre compte non pas de la réalité visible mais de la réalité intérieure : la subjectivité humaine, dans ce qu’elle a de plus extrême.
Les textes expressionnistes privilégient la métaphore, la dissonance, le cri, la répétition. Ils déforment la langue pour mieux faire sentir ce que les conventions ne permettent pas de dire. Ils dénoncent la déshumanisation, s'alarment des dérives de la modernité et s'élèvent contre l'ordre établi en mettant à nu les âmes tourmentées. Chez les figures majeures comme Georg Trakl, Franz Kafka ou Georg Heym, on assiste à des explosions langagières où la souffrance humaine prend des motifs quasi mystiques ou apocalyptiques.
Écriture et angoisse : exprimer l’invivable par les mots
Ce qui distingue l’expressionnisme littéraire des autres courants est sa volonté de transformer l’écriture en exutoire authentique. Là où le réalisme montre la vie telle qu’elle est, et le symbolisme joue sur les correspondances sensibles, l’expressionnisme cherche à faire ressentir ce qui échappe à toute représentation rationnelle. On y retrouve ainsi un lien profond avec la littérature décadente qui, elle aussi, explore les tourments de l’âme.
Les auteurs expressionnistes emploient une esthétique de rupture : phrases courtes, violence du verbe, lexique cauchemardesque, déformations syntaxiques. Tous ces procédés visent à créer un choc, à provoquer le lecteur. Le poète Georg Trakl, par exemple, utilise des images de pourrissement, de chute, de silence oppressant pour évoquer la perte de repères dans le monde moderne. Dans les nouvelles de Kafka, les personnages sont écrasés par une absurdité administrative et aliénante, comme dans Le Procès ou La Métamorphose.
C’est donc un art de la fracture, de la faille. Écrire devient alors une manière de crier ce que l’on ne peut vivre librement : une sexualité marginalisée, une angoisse existentielle trop pesante, une révolte politique étouffée. Le langage, loin d’être un outil orné, devient la matière même du cri.
Les figures majeures de l’expressionnisme en littérature
Ce courant est particulièrement riche en Allemagne, où il prend un relief terrible après la Première Guerre mondiale. Parmi les écrivains les plus emblématiques :
- Georg Trakl (1887-1914) : Poète autrichien à la vie brève, sa poésie est habitée par le spectre de la mort, la décadence et la solitude. Son recueil Grodek, écrit peu avant son suicide, est une plainte élégiaque contre la guerre.
- Franz Kafka (1883-1924) : Bien qu’il ait toujours été difficile à classer, Kafka incarne à sa manière une forme d’expressionnisme mystique, où l’individu est pris au piège d'un système incompréhensible et oppressant.
- Else Lasker-Schüler (1869-1945) : Poétesse allemande, elle incarne un expressionnisme teinté de mysticisme oriental et de lyrisme amoureux. Sa poésie sensuelle et spirituelle est profondément marquée par son identité marginalisée (femme, juive, artiste non-conformiste).
- Georg Heym (1887–1912) : Mort tragiquement noyé, sa poésie est parcourue de visions d’urbanité dévorante, de catastrophes imminentes, de fureur sociale. Ses textes sont hantés par la modernité anxiogène.
L’expressionnisme a également influencé bien au-delà du monde germanique : dans la Russie pré-révolutionnaire, chez des écrivains comme Andreï Biély, ou encore dans l’avant-garde française où l’on retrouve des expérimentations proches dans le sillage du futurisme.
Héritage et résonances contemporaines
Si l’expressionnisme est souvent associé à une période historique précise (1910-1925), ses échos se font encore sentir chez de nombreux écrivains contemporains. Toute littérature qui cherche à faire jaillir une émotion brute, à montrer la violence faite aux corps et aux esprits, hérite, consciemment ou non, de cette tradition. On peut ainsi lire des autrices comme Virginie Despentes, avec son écriture viscérale et non complaisante, comme les lointaines héritières de ce courant.
De même, certaines formes d’écriture engagée puisent dans l’énergie expressionniste pour ne pas simplement dénoncer, mais hurler, déranger, secouer. L'écriture devient alors une forme de réappropriation du pouvoir de dire.
Pourquoi redécouvrir l’expressionnisme littéraire aujourd’hui ?
Dans une société saturée d’images lisses et de récits policés, il est salutaire de relire des œuvres où la langue se fracture, trébuche, s’écorche. L’expressionnisme nous rappelle que la littérature peut être inconfortable, rude, mais qu’elle est aussi profondément humaine dans cette rudesse.
Pour la lectrice sensible au poids des mots et aux blessures que l’art peut soigner ou révéler, il est précieux de se pencher sur ce courant. D’autant que la postérité de l’expressionnisme apparaît dans des formes littéraires contemporaines qui cherchent à dire le vécu marginal, le cri minoritaire, comme le fait brillamment la littérature prolétarienne.
Le cri intérieur, exprimé au prix d’une langue heurtée, reste un acte de courage littéraire. Et dans une ère où beaucoup de voix peinent encore à se faire entendre — femmes, minorités, êtres brisés par le monde —, redécouvrir l’expressionnisme, c’est redonner au cri sa place dans les lettres.