Considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature française, Les Misérables de Victor Hugo est aussi l’un des romans ayant connu le plus grand nombre d’adaptations cinématographiques et télévisuelles. Depuis le début du XXe siècle, plus d’une trentaine d’adaptations ont été proposées, chaque réalisateur tentant de capter l’essence d’un roman à la fois dense, politique, social et profondément humain. Mais que reste-t-il d’Hugo dans ces adaptations ? Que retire-t-on de cette œuvre monumentale lorsqu’elle passe par le prisme de l’image ?
Les Misérables au cinéma : un parcours d’adaptations multiples
Adapter un roman de près de 1500 pages n’est jamais chose facile. Les Misérables a vu sa première adaptation muette naître dès 1907, marquant le début d’une longue série de versions allant de la mini-série télévisée à la superproduction hollywoodienne. Parmi les adaptations les plus notables, on compte :
- La version de Raymond Bernard (1934), saluée pour son respect du texte original.
- La version de Robert Hossein (1982), avec Lino Ventura et Michel Bouquet, valorisant les thématiques sociales.
- Le film musical de Tom Hooper (2012), basé avant tout sur la comédie musicale de Broadway écrite en 1980.
Chaque version met un accent différent, parfois sur la misère et la rédemption, souvent sur la romance ou l’action. Cette pluralité offre une richesse d’interprétation, mais soulève aussi des questions sur la fidélité au texte originel de Victor Hugo.
Personnages clés : fidélité ou transformation ?
Jean Valjean, Cosette, Javert, Marius, Fantine ou encore les Thénardier sont au cœur du roman. Leurs représentations à l’écran oscillent entre fidélité et réécriture, selon les choix des scénaristes et réalisateurs.
L’évolution du personnage de Jean Valjean, par exemple, est souvent recentrée autour de son conflit personnel avec Javert, laissant parfois de côté son engagement social ou sa réflexion spirituelle. Dans le film de 2012, interprété par Hugh Jackman, Valjean est avant tout un homme tourmenté, mais l’aspect politique est en arrière-plan.
Cosette, quant à elle, reste bien souvent une figure innocente et idéalisée. Peu de films parviennent à donner à ce personnage l’ampleur que lui accorde Victor Hugo, notamment dans son développement psychologique adolescent.
Les Thénardier, parfois tournés en caricature grotesque, comme dans la version musicale, perdent de leur pouvoir de dénonciation sociale. Pourtant, chez Hugo, ils incarnent sans fard la misère pervertie par l’opportunisme et la cruauté.
Le message social de Victor Hugo : dilué ou retransmis ?
Victor Hugo était un homme engagé, ardent défenseur des droits de l’homme. À travers Les Misérables, il questionne le système judiciaire, la misère, l’éducation, la place des femmes, et plus largement la responsabilité de la société envers les plus faibles. Peu d’adaptations réussissent à retransmettre ce bouquet de révoltes et d’engagements.
La version de Raymond Bernard, par exemple, prend le temps de montrer les rouages du pouvoir, la lutte des classes et le combat des étudiants en 1832. À l’inverse, des versions plus modernes, comme celle de Tom Hooper, recentrent l’histoire sur les dilemmes personnels. Le souffle de Hugo devient alors plus secondaire, au profit de l’émotion individuelle.
Cette problématique est récurrente dans les adaptations d’œuvres sociales. On retrouve une tension similaire dans Un sac de billes, où l’intensité dramatique prend parfois le pas sur la réflexion historique et politique.
La poésie d’Hugo peut-elle survivre à l’image ?
Au-delà de l’intrigue, Les Misérables est aussi une œuvre littéraire où la langue, les digressions, et le style poétique de Hugo marquent autant que le récit. Ce qui fait la beauté du roman, c’est justement ce mélange improbable entre fresque historique et philosophie introspective. Mais cette richesse est difficilement transposable en images.
Nombre d’adaptations choisissent de passer sous silence de longs passages philosophiques (comme la méditation sur Waterloo ou les réflexions sur le bagne). Ces coupes s’expliquent par les contraintes du format cinématographique, mais posent question sur ce que l’on sacrifie pour l’accessibilité.
Le cinéma peut cependant compenser par la mise en scène et la photographie. Certaines scènes de la version de 2012 captent magnifiquement la douleur ou la lumière (notamment la scène de Fantine chantant « I Dreamed a Dream »), bien qu’elles ne rendent pas toute la densité poétique du texte original.
À ce titre, la question de la transposition de la poésie littéraire au visuel se pose aussi dans d’autres adaptations, comme nous l’avons exploré dans L’Ombre du Vent.
Public visé : fidéliser les lecteurs ou élargir l'audience ?
De nombreuses adaptations ont fait le choix de lisser ou de simplifier le propos afin de capter un public plus large. Cela a parfois été au détriment de la complexité narrative et philosophique de l’œuvre d’Hugo. Les adaptations modernes prennent la forme de drames musicaux, de feuilletons romantiques ou de récits d’action, indiquant souvent une volonté de séduire plutôt que de rester fidèle.
Ce phénomène, qu’on retrouve également dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, interroge sur la manière dont une œuvre devient un produit culturel et non plus seulement une création artistique.
Quelques réussites marquantes : ce que certaines adaptations préservent vraiment
Malgré les limites, certaines versions parviennent à tirer leur épingle du jeu. La série télévisée BBC sortie en 2018 avec Dominic West, Lily Collins et David Oyelowo se distingue par son respect du texte, sa profondeur narrative et la complexité donnée à chaque personnage. En refusant l’option musicale, elle permet de restituer des dialogues et enjeux souvent absents ailleurs.
Cette approche sobre et respectueuse rejoint les réflexions sur la fidélité artistique évoquées dans des analyses comme celle consacrée à Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, où la fidélité à une vision artistique est au cœur du propos.
À retenir : que garde-t-on – et que perd-on – dans ces adaptations ?
Adapter Les Misérables, c’est faire le choix délicat entre transmission fidèle et réinterprétation moderne. Aucun film ne peut pleinement contenir l’ampleur de l’œuvre, ses ambivalences, ses digressions, sa poésie et ses révoltes. Ce que l’on garde ? Des figures emblématiques, une tension dramatique poignante, parfois une touche de lyrisme. Ce que l’on perd ? Une grande partie du souffle philosophique, politique et poétique de Victor Hugo.
Mais l’existence même de ces adaptations témoigne de la puissance du roman et de son intemporalité. Il revient alors à chaque lectrice, et peut-être aussi à chaque spectatrice, de se replonger dans le texte pour y retrouver ce que le cinéma ne peut pas toujours donner : la densité d’une pensée, la beauté d’une langue, et la résistance d’une œuvre qui, plus de 160 ans après sa publication, continue de faire parler d’elle.