Une silhouette entre deux mondes : l’élégance de Karen Blixen
Lorsqu'on évoque le nom de Karen Blixen, l'image d'une femme en robe longue, chapeau de brousse et fine silhouette s'impose aussitôt. L'auteure danoise de La Ferme africaine n'était pas seulement une conteuse de talent, elle était aussi une figure qui incarnait une forme rare d'élégance – un style teinté d'errance, forgé dans les sables rouges du Kenya et dans les salons littéraires de Copenhague.
Son goût pour la mode n'était pas celui des tendances, mais celui du langage. Chaque tenue semblait traduire un sentiment, incarner un épisode de sa vie. Depuis les tailleurs sobres qu'elle portait en Europe jusqu’aux robes amples et pratiques de sa vie coloniale, Blixen utilisait les vêtements comme une forme d'écriture silencieuse. C’est cette relation intime au vêtement, entre résistance au conformisme et adaptation aux exigences du terrain, qui fascine encore aujourd’hui.
Le vestiaire de l’exil : robes coloniales et affirmations identitaires
Installée au Kenya dès 1914, Karen Blixen s’immerge dans un monde radicalement différent de son Danemark natal. La ferme qu’elle dirige avec son mari Bror Blixen est au cœur d’une terre aussi inhospitalière que splendide. La nature impose ses règles, et sa garde-robe le reflète : sahariennes, chemises blanches renforcées, jupes longues permettant de conserver pudeur et confort… Karen Blixen ajuste son style sans céder au fonctionnalisme pur.
Au lieu de se fondre dans une tenue coloniale masculine, souvent choisie par les Européennes de l’époque pour prouver leur autorité, elle conserve une allure résolument féminine. Ce paradoxe vestimentaire – être à la fois adaptée et singulière – devient un acte de narration. Comme Dorothy Parker qui articulait ses foulards à ses humeurs, Blixen s’entoure de tissus qui parlent pour elle.
Le vêtement comme baromètre émotionnel chez Karen Blixen
Le rapport entre émotion et vêtement a souvent été souligné dans les portraits de femmes écrivaines. Chez Karen Blixen, ce lien est omniprésent. L’élégance n’est jamais vaine : elle est une réponse à la perte, à l’attente, au désir de maintenir une forme dans le flux incertain des jours africains. Après la perte de sa plantation et de Denys Finch Hatton, elle rentre en Europe ruinée, malade, mais toujours vêtue avec la même attention presque mélancolique à chaque détail.
Comme Françoise Sagan, dont la garde-robe accompagnait les variations de son état intérieur, Karen Blixen utilise le vêtement pour se redéfinir. De ses foulards noués au cou à ses bracelets rigides, tout dans son apparence suggère la narration d’une vie marquée par la perte et la reconstruction.
Du mythe colonial à la légende littéraire : la mise en scène de soi
De retour au Danemark, Karen Blixen devient un mythe national. Elle adopte alors un style encore plus construit, presque théâtral. Inspirée par son admiration pour les figures artistiques du passé, elle s’habille comme une œuvre d’art en mouvement, revêtant des robes longues, des capes et des bijoux sculpturaux. Ce soin du détail, visible dans les photographies d’époque, renforce l’image de la conteuse mystérieuse, à la voix grave et à la gestuelle calculée.
En cela, elle rejoint des figures comme Natalie Clifford Barney, qui construisait son salon littéraire avec autant de soin que ses parures. Karen Blixen n’habillait pas seulement son corps, elle habillait ses récits, habillait sa présence au monde. Chaque vêtement devenait un pli de son histoire à lire entre les lignes de ses récits.
Un héritage stylistique au-delà des livres
Regarder les photographies de Karen Blixen aujourd’hui, c’est souvent se rappeler Meryl Streep dans le film Out of Africa (1985). Le film a d’ailleurs largement participé à forger une image visuelle de l’auteure : celle d’une femme noble, lumineuse, prise dans un décor épique fait de couchers de soleil et de robes ivoire. Ce qui frappait à l’époque – et continue d’inspirer les créateurs aujourd’hui – c’est cette manière de traverser les événements en gardant une tenue, au sens propre comme au figuré.
La maison danoise qui abrite aujourd’hui le musée Karen Blixen à Rungstedlund conserve certaines de ses tenues, témoins silencieux d’une vie vécue à travers les tensions de l’histoire, du genre, de la géographie. De même que les objets de Marina Tsvetaïeva sont conservés comme talismans, les robes de Karen Blixen sont bien plus que des morceaux de tissu : elles incarnent une forme d’endurance poétique.
Conclusion : Lire Blixen en regardant ses robes
Chez Karen Blixen, l’écriture et le vêtement relèvent d’une même discipline : celle de la mise en forme dans le chaos. Qu’elle écrive sous son nom ou sous le pseudonyme d’Isak Dinesen, qu’elle porte une robe de soie ou un vêtement safari, elle s’adresse au lecteur avec la même intensité. Lire ses textes en connaissant sa manière de s’habiller, c’est entendre la voix d’une femme pour qui l’élégance était une façon de tenir, de survivre, de transmettre.
Ce lien entre style vestimentaire et force narrative traverse l’histoire de nombreuses écrivaines que nous mettons en lumière sur le blog de Muse Book Club. Qu’elles soient tissées de silence comme la poupée de Gabriela Mistral ou de soies colorées comme les salons de Natalie Clifford Barney, les histoires vestimentaires des femmes de lettres continuent à révéler ce que les mots laissent deviner.