Rarement une œuvre littéraire n’aura autant marqué par son silence, sa douleur feutrée et son exploration de la perte que De beaux lendemains, écrit par Russell Banks en 1991. Adapté en film par Atom Egoyan en 1997, ce roman n’a pas seulement touché des millions de lecteurs. Il a aussi inspiré un chef-d’œuvre cinématographique salué par la critique pour sa beauté glacée et son traitement pudique d’un drame collectif. Mais face à cette adaptation remarquable, où se place réellement le roman d’origine ? Peut-il rivaliser en émotion, en introspection, en richesse thématique ? Ou même les surpasser ?
Une tragédie collective sur fond de solitude individuelle
Le point de départ du récit est simple et bouleversant : un accident de bus scolaire d'une petite ville américaine coûte la vie à plusieurs enfants. C’est ce point d’impact, littéralement et métaphoriquement, que Russell Banks utilise pour sonder les traumatismes collectifs autant qu’intimes. Chaque chapitre du roman adopte le point de vue d’un personnage différent, tous liés à cette tragédie : Dolores, la conductrice du bus ; Billy, le père d’un enfant décédé ; Nicole, une adolescente désormais paralysée ; et Mitchell Stephens, avocat venu défendre les familles des victimes.
Ce morcellement du récit sert à déconstruire la notion de « communauté ». Si l’accident soude les habitants dans le deuil, chacun continue de porter ses propres blessures, ses passés enfouis, sa culpabilité silencieuse. Là réside la force du roman : il ne cherche pas à résoudre, mais à exposer ce que la tragédie révèle des êtres.
Le film : adaptation fidèle ou interprétation artistique ?
Dans sa transposition à l’écran, Atom Egoyan adopte une démarche similaire mais différente dans sa forme : au lieu d’un enchaînement de monologues intérieurs, le film choisit de croiser les récits de manière visuelle et narrative, selon une chronologie éclatée. Le spectateur est ainsi invité à réassembler, par fragments, la trame du passé et du présent. Cette structure non linéaire reflète les fissures mentales des personnages.
Egoyan reste fidèle à la trame générale, mais opte aussi pour une esthétique froide et dépouillée. Le Québec enneigé, qui remplace le décor américain du New Hampshire, ajoute une dimension quasi mythique à cette fable moderne. Il ne cherche pas tant à susciter la pitié qu’à faire ressentir l’incommensurable vide laissé par la perte.
La performance remarquable de Ian Holm dans le rôle de Mitchell, ou encore celle de Sarah Polley dans celui de Nicole, renforce le choix du réalisateur : faire exister les traumatismes non par les mots (qui sont rares) mais par les silences et les gestes contenus, voire absents.
Le roman : une introspection avec laquelle le cinéma ne peut rivaliser
Là où le roman conserve une supériorité évidente, c’est dans sa capacité à explorer l’intériorité des personnages. Le médium littéraire permet aux voix de s’exprimer sans filtre. On pénètre littéralement dans la conscience de chacun, dans ses doutes, sa colère, sa résignation. Chose que le cinéma, même le plus subtil, ne peut traduire qu’à travers le jeu des acteurs et des choix de mise en scène.
Ce procédé narratif, à la fois chorale et introspectif, évoque l’expérience d’autres romans adaptés au cinéma comme Une vie entre deux océans de M.L. Stedman, où le temps intérieur des personnages nourrit une douleur impossible à restituer totalement à l’écran.
Lire De beaux lendemains, c’est avoir accès à des motivations ambivalentes, rarement héroïques, souvent dérangeantes. La Nicole du roman, par exemple, n’est pas qu’une victime : elle est aussi dépositaire d’un secret moralement ambigu. Ce qui échappe au film, malgré sa délicatesse, c’est cette zone grise où réside l’essentiel des drames humains.
Le deuil, la culpabilité… et le rôle du récit
L’un des fils conducteurs du roman comme du film est la question du récit lui-même. Comment raconter ce que l’on a perdu ? Que faire de notre douleur ? Le personnage de Mitchell Stephens, avocat venu proposer une action en justice, incarne cette tension. Venant de New York, il tente d’injecter une logique réparatrice à une tragédie absurde. Mais son propre deuil (de sa fille toxicomane) le rattrape, rendant son engagement ambivalent. Il ne travaille pas pour la justice, mais pour essayer – vainement – de réparer sa propre histoire.
Le roman interroge ainsi le pouvoir du récit : est-il un outil de guérison ou une arme pour contrôler les autres ? Cette ambivalence traverse toute l’œuvre de Russell Banks, qui convoque ici notre responsabilité en tant que lecteurs ou témoins.
Cette question du pouvoir de l’histoire est aussi abordée dans notre article sur Wild de Cheryl Strayed, où le récit intime devient outil de reconstruction intérieure.
L'émotion, plus forte dans le silence du texte ?
Malgré la beauté contemplative du film, certains lecteurs – notamment les lectrices sensibles à la littérature introspective – trouveront dans le roman une émotion plus brute, plus complexe. Là où le film place la pudeur au centre de sa narration, le roman explore ce que les personnages n’osent pas dire. Cela nous rappelle l’impact émotionnel durable de récits tels que Rebecca, où chaque mot écrit fait surgir une tension psychique que le cinéma ne peut pleinement exposer.
La prose de Russell Banks est d’apparence simple, mais elle épouse une justesse psychologique désarmante. Elle touche aux pulsions profondes : besoin d’oubli, colère, jalousie, injustice. Et surtout, ce besoin viscéral de croire qu’il y aura, malgré tout, de « beaux lendemains ».
Roman ou film ? Une expérience à embrasser dans sa complémentarité
Comparer les deux œuvres, c’est risquer de passer à côté de la richesse qu’il y a à les faire dialoguer. Le roman met à nu des âmes, tandis que le film grave dans la rétine le désespoir contenu. Lire De beaux lendemains, c’est voyager à l’intérieur d’un deuil ; voir le film, c’est observer ce deuil enveloppé de silence, de neige et d’ombres furtives.
Comme dans Autant en emporte le vent, ou Le secret de Brokeback Mountain, roman et film proposent une émotion similaire mais déclinée différemment. La lectrice avisée saura apprécier les deux, et peut-être, en les traversant ensemble, construira-t-elle sa propre manière de faire face au deuil, à la perte, à la résilience.