Découvrez l'étrange rituel auquel s'adonnait Léon Tolstoï lorsqu'il travaillait sur ses manuscrits, un geste presque compulsif qui témoigne des rapports singuliers que les écrivains entretiennent avec leurs œuvres. Le grand auteur russe, connu pour ses chefs-d'œuvre monumentaux comme Guerre et Paix ou Anna Karénine, n'était pas seulement un perfectionniste acharné : il était également férocement superstitieux en ce qui concernait le processus d'écriture.
La peur de perdre le fil : une superstition révélatrice
Parmi les multiples habitudes de travail de Tolstoï, l'une des plus méconnues — et pourtant révélatrices — est son attachement presque obsessionnel à ne jamais interrompre l'écriture d'un manuscrit le jour d'un nombre impair. Oui, Tolstoï refusait de commencer ou de clore une session d’écriture les jours impairs du mois. Pour lui, ces journées portaient malchance et risquaient de ternir la cohérence de son œuvre.
Ce comportement a été rapporté par plusieurs proches, notamment sa fille Alexandra Tolstaï, dans ses notes personnelles désormais consultables aux archives de l’Institut de littérature russe de Saint-Pétersbourg. Elle y décrit comment son père, s’il était interrompu un 3 ou un 15 du mois, allait jusqu’à reprendre son écriture le lendemain, quitte à réécrire certaines pages pour « effacer le mauvais sort ».
Un rapport mystique à l’acte d’écrire
Pour Tolstoï, l’acte d’écrire relevait d’une quasi-liturgie. Il écrivait souvent tôt le matin, avec un carnet particulier, toujours du même modèle, dans un coin établi de son domaine de Iasnaïa Poliana. Rien n'était laissé au hasard : la plume, l'encre, la table, tout avait son importance. Dans cette rigueur, la superstition agissait comme un filet de sécurité émotionnelle : elle fournissait un cadre protecteur, une illusion de contrôle sur le chaos intérieur que tout grand écrivain tente de dompter.
Il n’était d’ailleurs pas le seul à respecter des rituels singuliers. Ce besoin de répéter certains gestes ou de se soumettre à des règles irrationnelles est aussi retrouvé chez Marcel Proust, qui écrivait exclusivement la nuit dans une chambre capitonnée de liège, ou encore chez Oscar Wilde, qui refusait de porter deux fois la même tenue.
Des manuscrits modifiés par la peur
Cette superstition n’était pas anodine dans le déroulement du processus créatif. Des chercheurs ayant comparé plusieurs versions de ses manuscrits — dont les pages sont conservées à la bibliothèque nationale de Russie — ont noté des écarts majeurs entre des versions successives commencées ou annotées un jour impair, puis réécrites intégralement. Tolstoï justifiait cette réécriture par un « mauvais élan du jour », une formule qu’il employait dans sa correspondance pour désigner une inspiration qu’il jugeait viciée par les circonstances.
Il serait tentant d’interpréter cette superstition comme une simple bizarrerie d'artiste. Mais elle révèle aussi une angoisse plus profonde : la peur de trahir la vérité de ce qu’il écrivait. Tolstoï, obsédé par l’authenticité morale et émotionnelle de ses personnages, ne supportait pas le moindre flottement dans la narration – et ce qu’un esprit rationnel désignerait comme une superstition se transformait pour lui en boussole artistique.
Le mythe de la rigueur russe face aux apories du doute
Les critiques modernes ont souvent encensé Tolstoï pour sa rigueur technique et son ample compréhension de la nature humaine, mais ce perfectionnisme avait un revers. Derrière la façade du titan de la littérature russe se cachait un homme tourmenté, obsédé par le sens, la cohérence et la puissance éthique de la fiction. La simple idée qu’un jour impair puisse introduire une disharmonie dans la logique ou la texture d’un chapitre l’inquiétait à un point tel qu’il préférait recommencer entièrement.
À cet égard, il n’est pas sans rappeler un autre grand écrivain du XIXe siècle, Honoré de Balzac, dont l’obsession pour la réécriture et les détails atteignait parfois la névrose. Ces comportements, qui peuvent sembler étranges de l’extérieur, prennent sens si l'on considère la littérature non comme un simple travail, mais comme une vocation intransigeante, presque religieuse.
Les objets comme talismans d’écriture
Si Tolstoï évitait les jours impairs, il conservait aussi certaines plumes préférées, qu’il utilisait parfois jusqu’à leur usure complète. Selon certains biographes tels que Henri Troyat, il avait une boîte d'étain dans laquelle il conservait des plumes « dédiées aux passages importants ». Il les sélectionnait selon l'humeur ou l'intensité dramatique de l’épisode qu’il écrivait. Ces objets n’étaient pas seulement fonctionnels — ils étaient imprégnés d’affect, porteurs d’une mémoire et d’une charge presque spirituelle.
On pourrait rapprocher ce comportement de celui d’Émile Zola et sa passion pour les accessoires vintage : chez ces écrivains, les objets servaient de réceptacles de leur génie autant que de protections quasi-magiques contre la panne d’inspiration.
Une manie devenue méthode de travail
Vers la fin de sa vie, alors qu’il était de plus en plus préoccupé par des questions spirituelles et religieuses, Tolstoï justifiait ses manies d’écriture comme des pratiques méditatives. Dans certaines lettres à son ami Vladimir Tchertkov, il va jusqu’à parler de ses superstitions comme d’une « sagesse populaire transmise par les anciens », allusion à un syncrétisme entre rationalité et folklore paysan. Ce n’était donc plus une simple peur maladive, mais une méthode quasiment philosophique pour maintenir une hygiène d'esprit propre à l’écriture.
Pour les lectrices ou aspirantes écrivaines qui cherchent aujourd’hui à comprendre les ressorts profonds de l’acte d’écrire, explorer ces pratiques peut offrir une inspiration précieuse. Le rituel, même s’il est irrationnel, structure le travail. Il instaure une discipline émotionnelle et permet à l’artiste de se réconcilier avec le doute inhérent à toute création.
Conclusion : entre superstition et sacralisation de l’écriture
La superstition de Tolstoï à propos des jours impairs n’était pas qu’une tocade : elle disait quelque chose de plus profond et de plus universel sur la relation intime que les auteurs entretiennent avec le processus de création. Loin d’être un simple caprice, ce geste ritualisé était une manière de créer un espace sacré de confiance et de cohérence autour de l’acte d’écriture.
Pour les lectrices passionnées de littérature, ces anecdotes nous rappellent que les livres que nous chérissons sont souvent nés dans un écosystème émotionnel riche, tissé de doutes, de gestes irrationnels et d’objets fétiches. Et peut-être que vous aussi, en vous installant pour écrire ou lire, avez-vous votre propre rituel personnel qui rend ce moment unique.