Publié en 2006, Mange, prie, aime d’Elizabeth Gilbert a touché un grand nombre de femmes à travers le monde. Récit autobiographique d'une quête spirituelle et intime dans trois pays (Italie, Inde, Indonésie), le livre s’est hissé au rang de best-seller international. En 2010, Ryan Murphy adapte l’ouvrage au cinéma avec Julia Roberts dans le rôle principal. À la clef : une superproduction hollywoodienne, visuellement soignée, mais parfois éloignée de l’essence du livre. Qu’a donc gagné ou perdu Mange, prie, aime en passant du papier à l’écran ?
Les forces du film : visuels, accessibilité et star power
Le premier atout évident de l’adaptation cinématographique est sa capacité à sublimer visuellement les paysages du voyage. De la dolce vita italienne aux rizières verdoyantes de Bali, chaque destination est un tableau vivant. Le choix de Julia Roberts, actrice mondialement reconnue pour ses rôles empathiques, permet aussi d’ancrer le film dans une émotion compréhensible par un public large. L’histoire gagne en accessibilité ; elle touche même celles qui n’auraient jamais ouvert le livre en librairie.
La version cinématographique simplifie les enjeux psychologiques du personnage. Cela peut représenter une force pour les spectateurs peu friands d’introspections. Le récit filmé devient alors un chemin initiatique clair, jalonné d’étapes concrètes et de rencontres marquantes. Le film réussit, sur ce plan, à transformer un processus intérieur en expérience visuelle cohérente.
Les pertes : la profondeur introspective du livre
Là où le bât blesse pour de nombreuses lectrices, c’est dans la perte de densité émotionnelle et intellectuelle. Le livre explore une voix intérieure forte, faite de doutes, de réflexions, de culpabilité et de nuances. Ce flot de conscience, très structurant dans le livre, s’évapore en grande partie dans l’adaptation cinématographique. Le film propose une version édulcorée du mal-être initial d’Elizabeth Gilbert. Le divorce, la dépression, la remise en question spirituelle sont évoqués, mais rarement explorés en profondeur.
Comme pour « Wild » de Cheryl Strayed, une autre œuvre autobiographique féminine adaptée au cinéma, de nombreux éléments du cheminement psychologique sont laissés de côté pour privilégier le récit fluide et lisible. Le spectateur voit le changement, mais ne le vit pas de l’intérieur.
Le rapport à la spiritualité : du sacré à l’anecdotique
Un autre point de divergence entre livre et film réside dans la représentation du spirituel. Dans l'ouvrage original, l’Inde représente un moment de transformation intense, où la méditation devient un levier existentiel. Cette partie, qui occupe une place centrale dans le récit écrit, est quelque peu raccourcie dans le film. L’expérience spirituelle perd alors de sa puissance, semblant parfois n'être qu’une parenthèse folklorique au sein d’un périple esthétique.
Le film illustre cette partie avec des plans presque touristiques, et peine à exprimer l’intensité émotionnelle vécue dans l’ashram. Ce glissement du sacré vers l’anecdotique réduit la portée du message, alors que l’enjeu du livre est précisément d’explorer les strates profondes du renoncement et de l’acceptation de soi.
L’amour à Bali : fin douce ou mise en tension ?
La dernière partie du livre se déroule à Bali, où Elizabeth rencontre Felipe. Ce moment, dans l’œuvre écrite, est teinté de méfiance, de prudence, et surtout d’une reconquête de soi, de l’amour libre et des conditions imposées à une relation post-divorce. Le livre ne se termine pas par un happy ending type conte de fées, mais par une décision choisie entre deux adultes abîmés mais lucides.
Dans le film, cette subtilité est largement gommée. Si la relation sentimentale reste tardive dans la narration, elle prend des airs de résolution narrative prévisible, presque hollywoodienne. L’équilibre entre indépendance féminine et amour réparateur, si cher à l’autrice, est délaissé au profit d’une romance balinaise réconfortante.
On retrouve cette simplification dans bien d'autres adaptations, comme dans « Une vie entre deux océans » où les dilemmes moraux du roman sont lissés pour coller au registre mélodramatique du film.
Publics différents, messages différents
Il faut aussi considérer les publics visés. Un livre tel que Mange, prie, aime invite à un compagnonnage de plusieurs jours voire semaines. Il s’adresse à des lectrices en quête de transformation personnelle, curieuses du for intérieur à explorer. Le film, lui, cherche à séduire en moins de deux heures un public généraliste, souvent moins engagé émotionnellement, et qui souhaite avant tout une belle histoire bien rythmée.
Les ambitions diffèrent donc : introspection contre divertissement. Si certaines femmes découvrent le film avant le livre et s’en trouvent touchées, nombreuses sont celles qui, après lecture, pointent ce qui a été amputé du message initial – notamment cette injonction douce mais ferme à ne pas se perdre dans les attentes sociales, et à réinventer un rapport à soi plus tendre.
Une ouverture au dialogue entre œuvres
La force de Mange, prie, aime, c’est aussi d’avoir su ouvrir un espace pour une littérature féminine de la reconstruction. À ce titre, le film a permis à l’œuvre de toucher un public plus large et de faire exister cette voix dans la culture populaire. Le dialogue entre le livre et son adaptation encourage donc les lectrices à comparer, critiquer, choisir ce qui résonne. Certains classiques adaptés brillamment – comme « Le Secret de Brokeback Mountain » ou « De beaux lendemains » – parviennent mieux à conserver cette essence littéraire rare.
Conclusion : une invitation à la double lecture
L’intensité douce du récit d’Elizabeth Gilbert ne peut se résumer à de belles images et à une narration efficace. Le film Mange, prie, aime offre un prolongement à la lecture, une version grand public qui, sans trahir totalement son origine, passe à côté de ses subtilités les plus fécondes. Il reste cependant une excellente passerelle vers le livre, voire un déclencheur d’envies d’écriture chez certaines spectatrices.
Si vous avez aimé le film, lire le livre permet d’en découvrir la richesse oubliée. Et inversement, si vous êtes déjà lectrice du roman, vous trouverez certainement dans le film une forme de traduction imparfaite mais sincère. Dans tous les cas, l’histoire d’Elizabeth Gilbert reste une invitation importante à renouer avec soi, que ce soit en 500 pages ou en 2 heures d’écran.
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