Paru en 1847 sous le pseudonyme d'Ellis Bell, Les Hauts de Hurlevent est l’unique roman d’Emily Brontë, désormais considéré comme un classique absolu de la littérature anglaise. Son intensité passionnelle et son atmosphère gothique sombre ont inspiré de nombreuses adaptations cinématographiques depuis plus d’un siècle. Que reste-t-il du texte originel dans ces versions pour écran ? Quelles libertés les réalisateurs prennent-ils lorsqu’ils transforment le roman en images ? Cet article propose une analyse comparative entre le roman et quelques-unes de ses adaptations les plus notables.
Les grandes différences narratives entre le livre et le film
Le roman d’Emily Brontë se distingue par une construction narrative très particulière : l’histoire nous est racontée à travers la voix du domestique Nelly Dean, qui relate les événements au locataire Mr. Lockwood. Cette mise en abîme donne une épaisseur psychologique à l’œuvre et introduit une certaine ambiguïté dans la narration, puisque tout est filtré par le point de vue de Nelly.
Dans la majorité des adaptations cinématographiques, y compris celle de 1992 réalisée par Peter Kosminsky ou encore la plus récente de 2011 signée Andrea Arnold, les réalisateurs choisissent de simplifier cette structure. La narration indirecte de Nelly est souvent supprimée ou réduite à quelques commentaires, au profit d’un récit linéaire plus facile d’accès pour les spectateurs. Ce choix a une conséquence importante : il ôte une part significative de la complexité narrative et de la subjectivité originale du roman.
Ces modifications sont comparables à celles observées dans certaines autres adaptations de classiques littéraires, comme nous le détaillons dans notre article sur Gatsby le Magnifique. Là aussi, le récit change fondamentalement en passant par le filtre cinématographique.
Une représentation atténuée de la violence et de la noirceur
Les critiques littéraires louent Les Hauts de Hurlevent pour sa violence psychologique, son atmosphère oppressante et les tensions extrêmes entre les personnages. Heathcliff, le héros byronien par excellence, est un personnage profondément perturbé, alimenté par la haine, le désir et la vengeance. Catherine, elle, est instable, passablement capricieuse et tout sauf une héroïne romantique traditionnellement idéalisée.
Beaucoup d’adaptations choisissent pourtant d’édulcorer ces traits. L’exemple le plus notable demeure celui du film de 1939 réalisé par William Wyler avec Laurence Olivier, qui se focalise essentiellement sur la relation amoureuse entre Cathy et Heathcliff, en omettant toute la deuxième génération des personnages (Hareton, Linton, Cathy fille), et en transformant une histoire sombre et violente en une tragédie romantique beaucoup plus conventionnelle.
En gommant les dynamiques toxiques et cruelles de la relation entre Cathy et Heathcliff, ces adaptations modifient en profondeur le propos du roman. Là où Emily Brontë nous force à contempler l’obsession, le deuil et la destruction, les films tendent à réduire cette complexité au profit d’une romance maudite, plus facile à consommer pour un large public. Cela rappelle les réinterprétations romantiques parfois opérées sur d'autres œuvres, comme nous l’analysons dans cet article sur Call Me By Your Name.
Le traitement de la féminité et du pouvoir dans les adaptations
Le personnage de Catherine Earnshaw est d’une richesse fascinante : elle rejette les conventions sociales, refuse d’aimer sagement, incarne la passion brute. Dans le livre, son refus d’épouser Heathcliff, qu’elle aime pourtant profondément, est un choix stratégique, lié à son statut social. Ce conflit intérieur est au cœur de sa psychologie.
Au cinéma, Catherine est souvent représentée comme une victime passive de circonstances tragiques, minimisant l’aspect volontaire et complexe de ses choix. On peut rapprocher ces réinterprétations des débats actuels autour des figures féminines dans les œuvres de fiction. À ce sujet, cet article sur les lectures féministes de l’univers Harry Potter met en lumière des enjeux similaires autour de la représentation des personnages féminins dans les adaptations populaires.
L’approche très personnelle d’Andrea Arnold en 2011 est une exception notable. Elle offre une Cathy ancrée dans une réalité rugueuse et sociale, dans un environnement austère où dominent le vent et la terre. Le film, entièrement tourné caméra à l’épaule et en lumière naturelle, bouscule à la fois l’esthétique et les attentes du spectateur. Même ainsi, certaines nuances du personnage de Catherine restent sous-exploitées tant l’accent est mis sur l’ambiance visuelle au détriment du discours psychologique.
La nature, personnage central dans le roman d’Emily Brontë
Les landes du Yorkshire sont un élément clé de l’identité du roman. Elles agissent comme un miroir des émotions des personnages : sauvages, inhospitalières, mais aussi sublimes et infinies. Emily Brontë, poétesse éprise de solitude et de nature, donne à ce décor un rôle presque spirituel.
Les adaptations modernes, notamment celle d’Andrea Arnold, ont davantage conscience de cet aspect fondamental. La caméra s’attarde longuement sur le vent dans l’herbe, les éclairs dans le ciel, les grondements d’orage. Le paysage devient presque un personnage à part entière – mais cette mise en valeur visuelle ne compense pas toujours l’absence d’une traduction fidèle des sentiments profonds qui y sont associés dans le livre.
Ce lien fort entre nature et intériorité n'est pas sans rappeler d'autres œuvres où l'environnement joue un rôle narratif, comme dans les adaptations d’Orgueil et Préjugés où les demeures et jardins deviennent des lieux d’expression silencieuse des tensions sociales et affectives.
Ce que vous perdez et ce que vous gagnez en regardant le film
Faire l’expérience d’une adaptation cinématographique, c’est accepter un regard, une vision, un choix éditorial. Regarder un film tiré des Hauts de Hurlevent ne remplacera jamais la lecture du roman, tant celui-ci relève d’une expérience sensorielle, spirituelle et littéraire unique. Vous perdez en complexité narrative, en finesse psychologique, en densité poétique.
Cependant, certaines adaptations peuvent offrir autre chose : une immersion visuelle, une lecture esthétique, un résumé émotionnel. Elles permettent aussi, parfois, de donner envie de revenir au roman pour en découvrir les multiples niveaux de lecture. Pour les lectrices qui, comme beaucoup, aiment revenir au cœur d'une histoire via plusieurs formats, une adaptation vaut peut-être mieux qu’un simple résumé ou un souvenir fragmentaire.
Et si vous vous demandez pourquoi certaines histoires marquent plus profondément lorsqu'elles s’inscrivent dans une série de livres, nous vous recommandons cet article fascinant sur la psychologie narrative du tome 3.