Quand on évoque Brooklyn de Colm Tóibín, la mémoire de nombreuses lectrices se partage entre les pages du roman et les plans du film réalisé par John Crowley. Publié en 2009, ce livre au ton délicat met en lumière un personnage féminin fort, sensible et tiraillé, incarné au cinéma par la lumineuse Saoirse Ronan. À travers le récit d’Eilis Lacey, jeune Irlandaise contrainte de quitter son pays pour chercher une vie meilleure à New York dans les années 1950, Tóibín livre une exploration intimiste des émotions féminines, du déracinement et de la liberté. Mais l’écran parvient-il à capter la même intensité que le roman ? C’est ce que nous explorerons dans cet article.
La puissance de la nuance dans le roman de Colm Tóibín
Colm Tóibín est un maître de l’économie narrative. Dans Brooklyn, il peint Eilis avec retenue, en utilisant une prose dépouillée, presque silencieuse, qui laisse libre cours à l’intériorité du personnage. C’est dans ces silences, ces hésitations verbales et ces gestes anodins que l’héroïne prend tout son relief. Rien n'est forcé, tout est suggéré. Et c'est ce qui fait la force du roman : une émotion qui naît lentement, par petites touches.
Cette subtilité émotionnelle est exacerbée par le rythme de l’écriture. Le récit se déroule à hauteur de jeune femme, presque au ralenti. Les sensations, souvent contradictoires, sont toujours justes : la peur du départ, l’émerveillement triste de l’Amérique, la gêne des premières amours, la distance intérieure que crée le déracinement. Tóibín offre aux lectrices une expérience profondément introspective, rappelant certains chefs-d'œuvre adaptés au cinéma comme De beaux lendemains.
La traduction à l'écran : une adaptation fidèle mais condensée
Le film Brooklyn (2015), scénarisé par Nick Hornby, a reçu des éloges critiques et a été nommé à plusieurs Oscars. L'interprétation de Saoirse Ronan a été saluée, et à juste titre. Mais si la performance est remarquable, elle ne peut, par la nature même du cinéma, rendre pleinement la densité émotionnelle du roman.
Le langage filmique impose un rythme plus rapide et plus explicite. Les doutes d’Eilis, dans le roman, s’étendent parfois sur des pages entières. À l’écran, ils doivent être traduits en expressions faciales ou en quelques dialogues. Ainsi, certaines transitions émotionnelles paraissent abruptes, certains choix (comme celui entre Tony et Jim) semblent moins complexes qu’ils ne le sont véritablement.
Toutefois, le film capture admirablement bien l'atmosphère : la lumière tamisée de Brooklyn, la rudesse végétale de l'Irlande, les robes d’une élégante sobriété… tout cela donne vie à l'époque sans l'idéaliser. En cela, il rejoint une esthétique cinématographique sensible qu’on retrouve aussi dans d’autres adaptations réussies comme Autant en emporte le vent.
Eilis Lacey : un personnage féminin en quête de juste place
Ce qui fait la force de Brooklyn, c’est avant tout son héroïne. Eilis n'est ni une héroïne flamboyante ni une victime mélodramatique. Elle est réaliste, complexe, humaine. Elle vit l’exil comme un arrachement mais aussi comme une possibilité. Elle tombe amoureuse sans comprendre totalement ce que cela implique. Elle fait ses choix comme on retient son souffle.
Le roman permet de s'installer dans cette réalité psychologique avec grande profondeur. Le film, lui, est contraint à rendre visuels ces conflits internes. Et pourtant, malgré cette contrainte, Saoirse Ronan réussit à restituer une large part de cette hésitation fragile. Par sa gestuelle, son regard, ses silences, elle prolonge ce que le roman murmure.
Mais le support littéraire offre un avantage inégalé : il permet l'appropriation. Chaque lectrice imagine Eilis avec ses propre images mentales, ses propres souvenirs de lectures similaires. Pour celles qui aiment les pages romantiques de Nicholas Sparks, l’écho émotionnel est immédiat, même si l’univers de Tóibín est bien plus retenu.
Ce que la lecture permet que l’écran contraint
Face à toute adaptation cinématographique, une question revient : que perd-on et que gagne-t-on ? Avec Brooklyn, le gain visuel est indéniable. Le film nous donne à voir une époque, une atmosphère, des visages. Il permet d'incarner, d'ancrer dans la réalité une histoire qui pouvait paraître intangible à certains lecteurs. En cela, il rejoint certaines adaptations comme Mange, Prie, Aime, qui offre une imagerie forte mais édulcore la quête intérieure.
Mais le prix à payer reste l'intériorité. Le roman permet l'identification intime. Il nous fait vivre, non seulement observer. La lecture permet l'ancrage, l’hésitation partagée, la lenteur constructive. L’écran impose des durées, des ellipses, parfois des simplifications.
Une œuvre comme Brooklyn trouve sa plénitude dans les deux supports, sans qu’aucun ne supplante entièrement l’autre. Le roman est une invitation à comprendre, le film une invitation à ressentir. À lire d’abord, puis à voir, ou inversement, Brooklyn est un miroir silencieux des choix de vie, de l’exil, de l'identité féminine.
Conclusion : roman et film, une complémentarité précieuse
Aucune adaptation ne remplace la lecture, mais certaines peuvent la prolonger. Brooklyn de Colm Tóibín est de celles-là. Le roman met l’accent sur la narration intérieure, laissant place au doute et à l’inconfort. Le film en illustre la beauté discrète, en rendant accessibles les paysages, les visages et les silences.
Pour les lectrices qui aiment les histoires d’exil féminin, de quête de soi dans un monde qui laisse peu de place aux hésitantes, Brooklyn est une perle. Il entre en résonance avec d'autres récits littéraires et cinématographiques tout aussi délicats tels que Le Secret de Brokeback Mountain, bien que leurs sujets diffèrent. Car ce que nous livre Colm Tóibín, c’est bien cela : la délicatesse d’oser choisir sa vie, même à demi-mot.