Le roman Rebecca de Daphne du Maurier, publié en 1938, est un chef-d'œuvre gothique qui continue de captiver des générations de lectrices. L’histoire de cette jeune narratrice sans nom, plongée dans l’ombre écrasante de la première épouse de son mari, Rebecca, a traversé les décennies, tout comme son atmosphère oppressante et son suspense psychologique. Mais que reste-t-il vraiment de cette tension narrative lorsque l'œuvre est adaptée à l'écran ? L'adaptation Netflix de 2020, réalisée par Ben Wheatley, est l'occasion d'interroger la fidélité d'une adaptation à l’âme torturée du roman original.
Rebecca de Daphne du Maurier : un classique du suspense littéraire
Avant d’aborder le film, rappelons la richesse du roman original. Du Maurier y tisse une toile entre passion, jalousie et angoisse psychologique dans un décor gothique oppressant. Dès les premières lignes — « Last night I dreamt I went to Manderley again » — le ton est donné. L’absence d’identité de la narratrice renforce le sentiment de confusion tandis que la figure de Rebecca, morte mais omniprésente, hante chaque page. L’écriture dense, les non-dits, les silences et les regards sont les véritables instruments du suspense. C’est un roman qui fonctionne par la tension intérieure plutôt que par les rebondissements visibles.
Le film de 2020 : esthétique soignée, suspense atténué
L’adaptation moderne de 2020, avec Lily James dans le rôle de la narratrice et Armie Hammer dans celui de Maxim de Winter, mise beaucoup sur l’esthétique. Les décors somptueux, les costumes soigneusement choisis, et la photographie brillante donnent à l'œuvre un vernis visuel séduisant. Mais peut-on réellement traduire la terreur psychologique d’un roman aussi intérieur en images ?
Le cœur du suspense chez Du Maurier repose sur le manque d’informations, les incertitudes, le regard inquiet de la narratrice sur son environnement. Dans le film, beaucoup de ces éléments sont expliqués ou illustrés plutôt que suggérés. Par souci de clarté narrative ou pour répondre aux attentes d’un public moderne, Ben Wheatley choisit souvent de montrer plutôt que de laisser deviner. Le résultat : une perte de mystère et un rythme inégal, loin du crescendo d’angoisse du roman.
Adaptation : Peut-on être fidèle à l’âme d’un roman plutôt qu’à ses détails ?
Adapter un roman au cinéma implique des choix. Chaque œuvre littéraire fonctionne selon son propre tempo, son propre langage. Rebecca, avec sa première personne obsédée et son ambiance feutrée, est difficilement transposable sans perdre une part de sa puissance. Peut-être était-il inévitable que cette adaptation fasse des concessions.
On peut mettre cette réflexion en perspective avec d'autres adaptations, comme celles de Persuasion de Jane Austen ou de Mémoires d’une Geisha. Dans les deux cas, la traduction visuelle de l'intériorité des héroïnes reste problématique. Les choix scénaristiques cherchent un équilibre entre fidélité et spectacle. Cela pose la question : faut-il adapter l’essence plutôt que la lettre d’une œuvre ?
Des personnages moins ambigus à l’écran
Une autre grande différence concerne les personnages. Dans le film de 2020, Maxim de Winter semble moins troublé, moins complexe. Moins d’ambiguïté, moins d’ombre. Rebecca elle-même, figure spectrale et écrasante dans le roman, perd de son mystère. La gouvernante Mrs Danvers, interprétée ici par Kristin Scott Thomas, tente de préserver cette noirceur mais elle reste bridée par un scénario où sa folie est plus contenue.
Or, c’est justement l’ambiguïté morale et émotionnelle des personnages qui faisait naître la tension dans l’ouvrage. La narratrice doute, le lecteur doute avec elle. Au cinéma, dès lors que l’on montre trop, que l’on explicite trop, ces incertitudes s’effacent. La version de Hitchcock en 1940, bien qu’ancienne, parvenait mieux à préserver cette complexité. Elle traitait le roman comme une matière à interprétation, flirtant avec la suggestion permanente plutôt qu’avec l’exposé direct.
Les lectrices d’aujourd’hui sont-elles encore sensibles à ce suspense ?
Certaines lectrices contemporaines, habituées à des récits plus explicites ou à des suspenses de type thriller, peuvent trouver le rythme du roman original lent. Le roman de Du Maurier est un récit de lente envoûtement, pas une intrigue à rebondissements. Cela dit, nombreuses sont celles qui apprécient encore ce dosage lent et maîtrisé, où l’angoisse monte page après page, comme dans une tasse de thé qui refroidit.
La popularité actuelle du roman, réédité régulièrement et souvent cité dans les cercles littéraires féminins, prouve que la voix de cette femme qui doute, jalouse, s'interroge et finalement s'affirme, continue de parler à des générations modernes. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec des œuvres comme La Servante écarlate ou même Les Heures rouges, dans lesquelles l'introspection et la tension psychologique sont centrales, même si elles prennent place dans des contextes contemporains ou dystopiques.
Rebecca : roman intemporel, film vite oublié ?
Le roman Rebecca restera sans doute un classique, plébiscité pour sa capacité à explorer les thèmes universels de la jalousie, de l'identité féminine et du poids des fantômes (symboliques ou réels). L’adaptation de 2020, malgré ses qualités visuelles, peine à retrouver l’écho si singulier du livre. Le suspense, plus psychologique que narratif, difficile à traduire à l’écran, se dissout sous des choix de mise en scène trop explicites ou des personnages trop lisses.
Adapter n’est pas seulement transférer une histoire dans un autre médium, c’est savoir préserver une certaine respiration, une tension sous-jacente. En cela, l'adaptation 2020 reste un bel objet visuel, mais sans l’âme sombre et complexe que Du Maurier avait su insuffler dans son roman.
Pour continuer votre exploration des romans adaptés au cinéma, vous pouvez lire notre article sur La Route de Cormac McCarthy, une autre œuvre où le défi de l’adaptation réside surtout dans la traduction de l’émotion et de l’ambiance.